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Alix Roche-Moulin écrivain blog
10 décembre 2023

NOUVELLE INEDITE : ZONE 51

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Étrange tumulte d’une ville qui va mal, comparable à la soudaine agitation de l’agonisant. Est-ce la mort qui enfin l’emporte, ou bien réunissant ses forces dernières cherche-t-il à se défendre contre elle une fois encore ?

Est-ce un peu d’espoir, quelques instants gagnés ; à moins que cela annonce la fin des haricots…

Toutes les fins de parcours se ressemblent en cela qu’elles se déroulent dans la plus grande confusion, dans un tourbillon de sentiments changeant sans cesse qui donne le tournis.

Si résolu jusqu’alors, Pierre ne sait plus quoi faire. Dans un réflexe, il s’est plaqué contre le mur le plus proche, abri dérisoire si ça barde vraiment. Le voici aux aguets tel un néandertalien en train de faire ses courses armé de sa massue. A cette époque, la bidoche n’était pas encore servie sous cellophane et étiquetée. On la consommait directement sur la bête plus ou moins bien assommée.

En un quart de seconde, Pierre le civilisé est revenu aux temps anciens, quand il ne fallait pas faire le difficile devant un rat crevé. Toute la technologie dont il est bardé l’aura abusé. Il n’était pas parti très loin. Un quart de seconde seulement l’aura ramené au point de départ.

Que fait-on à présent, est-ce qu’on continue ?

Pierre est un brave qui débute, il n’a pas encore trouvé sa fronde ni sa massue. Alors il sursaute et pousse un petit cri de surprise. Comment se comportait-il donc, le néandertalien, face à la bête aussi affamée que lui, regrettant elle aussi qu’un dénommé Leclerc n’ait pas encore ouvert partout des cavernes bien remplies histoire de nous rendre la vie plus pratique et d’encourager la baisse des prix ?

Le cœur de Pierre a fait un bond. Le corps de Pierre a fait un bond. Ce n’est pas pour autant qu’il doit avoir honte. La honte, Pierre le découvre, est un sentiment de riche, un sentiment de planqué des lignes arrière.

Voilà pourquoi la guerre est si dégueulasse, c’est parce que les gens y sont trop occupés à défendre leur peau et que plus rien ne leur fait honte. Pierre, donc, n’a pas honte, cela ne l’empêche pas d’être bien embêté quand même. Cette blonde menue derrière lui, trop menue sans doute pour qu’en chasseur débutant il l’ait entendue s’approcher, le fixe sans se moquer méchamment, non, trop bien élevée pour cela, mais d’un œil narquois. Si elle a peur tout comme lui, elle ne le montre pas et demeure en plein milieu du trottoir. Aussi exposée qu’un article de luxe dans une vitrine. Cinglée, quoi. Mais l’ennui avec les articles de luxe c’est qu’ils veulent toujours s’exhiber.

Pierre doit-il cesser de faire la crêpe en claquant des dents et reprendre du volume ? Et puis merde, après tout. On est tous aplatis quand ça barde. C’est là un bien triste facteur égalitaire.

L’absence de honte rapetisse l’homme.

Le choc provoqué par cette féminine apparition remet son cerveau en marche. Jusqu’à notre heure dernière (peut-être), les femmes ne nous laissent pas tranquille.

Pierre esquisse une moue.

Eh bien, faire demi-tour c’est…

Navrant.

Humiliant.

Tout bonnement impensable.

Pierre acquiesce d’un mouvement de tête. Voici donc le problème réglé. Mais en partie seulement. Parce que l’essentiel demeure en suspens.

Il faut tout de même admettre que continuer droit devant soi en de pareilles circonstances…

C’est audacieux.

Admirable.

Héroïque et de ce fait complètement con !

Pierre ne saurait mieux dire. Il est aussi soulagé que quelqu’un d’autre l’exprime à sa place. Si la crêpe ignore la honte, elle n’en garde pas moins sa fierté.

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Pierre réfléchit, mais le bruit non loin s’amplifie. Pierre réfléchit, mais il ne lui vient plus que des bribes de pensées. La seule idée claire qui finalement se forme dans son esprit, la fille la partage aussi. Seulement elle n’a pas eu à beaucoup se creuser la tête pour la trouver. Pierre est un de ces doux rêveurs qui voit toujours le monde meilleur qu’il n’est. Pas la fille. Pas Ingrid.

En résumé, si l’on ne peut plus ni avancer ni reculer…, commence-t-elle avec une impatience mal dissimulée en face de ce garçon à l’esprit lent. « …Vous me faites la courte échelle, s’il-vous plaît. »

Mais comment donc ! »

Pierre en s’écartant du mur contre lequel il s’appuie reprend du volume. Suffisamment de volume pour aider Ingrid à gravir cet Everest. Il est vrai qu’elle pèse le poids d’un petit sac de plumes. Seulement le mur est haut, saura-t-elle s’y prendre ?

En un clin d’œil la voici qui chevauche la muraille comme un pâle destrier. Pierre l’a vue bondir avec une grâce de danseuse, profiter d’une prise en montrant une insoupçonnable force. Des petits bras qui dissimulent une musculature de déménageur ? Beaucoup de volonté tout simplement. Ingrid ignore l’échec dans lequel Pierre misérablement se complaît.

Merci mon brave, vous êtes bien urbain, lui lance-t-elle depuis le sommet.

C’est déjà quelque chose seulement ça ne vaut pas un filin.

J’ai été heureux de sacrifier ma vie pour Madame.

Vous auriez eu l’air sinon d’un peu galant homme. Mais comme j’envisage les choses, vous pouvez encore me faire quelque usage. Venez donc me rejoindre, voulez-vous ?

Ingrid en cavalière émérite penche son buste de côté et lui tend les bras. Pierre se lance à son tour à l’assaut du pic avec une impression de ratage inévitable. Ce qu’il va réussir au mieux c’est de la faire tomber. Toutefois quelques mouvements énergiques lui suffisent pour la rejoindre sur les cimes. Sa paume seulement lui brûle. Elle doit être éraflée.

Ingrid l’a aidé mieux que bien. Il s’est aidé lui-même mieux que bien. Un tel exploit en temps de paix eût été hors de sa portée. La peur, c’est connu, donne des ailes.

Est-ce l’ivresse des hauteurs ? Ayant presque réussi, ils éprouvent l’un comme l’autre un sentiment de toute puissance. C’est une chaleur qui monte de l’intérieur. Ils enjambent le rebord de tuiles mécaniques comme un parapet et se laissent doucement glisser de l’autre côté. De l’herbe, un sol encore humide des dernières giboulées de mars amortit leur chute. Peu habitués tous deux à ces efforts rudes, ils poussent un « han ! » à l’atterrissage et exhalent un long soupir.

 

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Vaste est le jardin. Plus long que large, il rejoint la rue de derrière. Un moyen d’évasion, peut-être… Une façon inattendue de poursuivre leur route. Ils ne savent pas trop. Une maison ancienne dans le fond et d’autres murs sur les côtés leur bouchent le paysage.

Deux pelouses, une herbe bien verte de printemps. Des massifs fraîchement retournés qui attendent les semailles. Un édifice en rotonde sans étage près de l’endroit où ils sont tombés.

Qu’il est charmant ce petit pavillon d’été ! s’exclame Ingrid bien snob devant ce qui dépasse à peine en surface l’abri de jardin homologué.

Et maintenant que fait-on ? lance-t-elle à la cantonade et en s’époussetant.

On se repose un peu.

Très bien, l’on avise.

Doit-on vraiment continuer notre chemin ou…

Profiter tout à loisir de ce pittoresque endroit...

Tout juste relevés, ils s’asseyent par terre. Leurs membres éprouvés se détendent. Ils ferment un peu les yeux. Malgré le bruit et la fureur juste là derrière. Ces vieux murs en ont vu d’autres, ils ont su protéger bien d’autres qu’eux. Un vieux mur vous parle davantage d’éternité que tout le reste. Parce que l’imagination de l’homme a ses limites vite atteintes. Quelques générations ne sont rien peut-être, mais nous ne savons pas voir au-delà.

Au-delà, c’est un néant que nous identifions à la mort. S’il nous semble ne rien y avoir après la mort, c’est qu’il nous manque un passeur pour enjamber la nuit des temps et l’infinie succession des générations. Ce passeur c’est Dieu ou quelque idée de continuité. D’une indispensable continuité.

Ingrid et Pierre se reposent, et tout de suite ou presque, commencent à s’en vouloir de se reposer. Le repos n’est pas fait pour eux. Le repos c’est la récompense des sédentaires. Eux ont des exigences plus élevées, ce qui fait d’eux des nomades.

Nous devrions demander conseil à nos hôtes si charmants. De quoi aurions-nous l’air si nous ne les remercions pas de leur généreuse hospitalité, propose alors Ingrid.

En somme, ils ne font plus que marcher ou bien tomber par terre et se relever. On a connu des destins plus calmes. Mais le calme en ce moment…

L’indigène après tout connaît son affaire, il vit ici au fil des saisons, approuve Pierre.

Qui d’autre que lui arrive à mieux prévoir l’arrivée du prochain orage ?

Il y a une grande allée de part et d’autre du jardin. Deux hauts sapins également, un sur chaque pelouse. Vestiges de Noëls lointains. La nostalgie semble être de mise par ici, car on voit apparaître une évocation timide d’une forêt vosgienne par-dessus le mur qui sépare du jardin voisin.

Ca ne se fait pas d’arriver les mains vides, déplore Ingrid.

N’amenons-nous pas suffisamment d’emmerdements ?

La jeune fille bat des mains.

Mais oui ! En un sens, c’est plus original qu’un bouquet de fleurs.

Ils vont se confondre en remerciements sans l’ombre d’un doute.

 

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Il est des isolements qu’on abandonne sans regret. Pourtant la compagnie d’Ingrid n’est pas désagréable, même pour un misogyne tel que Pierre. (Pierre n’est pas misogyne dans l’âme. Il l’est devenu comme l’enfant se méfie de la flamme après s’être trop brûlé. Il y a sur le corps de Pierre des plaies d’incendié.) Mais il y a plus grand que nous-mêmes, plus grand qu’un couple balbutiant, et même plus grand que cette ville. Il y a quoi au juste ? Le chaos général peut-être… Une chose en tout cas qui effraie tellement qu’elle incite à se regrouper.

Ainsi vont-ils vers la maison comme on se réunit en vue d’une quelconque offensive.

Et puis le ciel s’ouvre ou bien c’est la terre qui tremble. Tandis qu’ils manquent tous deux d’être déséquilibrés, tandis qu’un coup violent les frappe et qu’ils ressentent jusqu’au fond de leurs tripes, la maison dont ils se rapprochent devant eux se soulève…

Enfin non, elle résiste ; elle encaisse tout comme eux. Seulement les vitres toutes ensemble volent en éclats et c’est comme un brouillard de morceaux de verre autour d’elle. Un brouillard dense qui tintinnabule et ne dure qu’une seconde, faisant croire à un rêve après.

Plus de vitres et plus vraiment de fenêtres.

Il ne reste que la mémoire physique du choc, presque une douleur qui fait se demander si l’on n’a pas été blessé. Une stupeur profonde. Et puis la peur. Comment se comporter si cela recommence, ou plutôt s’il survient cette fois-ci quelques signes annonciateurs ? Vers quel abri se précipiter ? Rien de sûr dans les parages.

Toutefois c’est le silence d’après la bataille. Un calme comme on ne croirait pas qu’il en existe. Qu’Ingrid et Pierre apprécieraient peut-être, ou bien redouteraient comme une manifestation surnaturelle, si des abeilles dans leurs oreilles n’émettaient pas de tels bourdonnements.

Le spectacle est si étonnant qu’ils se tiennent par la main pour le contempler, vacillant encore un peu sur leurs jambes. Rien en apparence n’a changé. La maison qui leur bouche l’accès à la rue reste une maison. Elle se dessine à nouveau parfaitement devant eux. Seulement c’est comme si le dessin avait été barré d’un ferme coup de gomme, et puis l’on distingue au-dessus du toit des tourbillons de poussière de bien mauvais augure.

Il me semble maintenant inutile de nous préoccuper de nos hôtes, dit Ingrid d’une morne petite voix.

Il me semble maintenant inutile d’envisager une fuite immédiate, réplique Pierre pas plus vaillant.

Nous ne serons pas plus mal ici qu’ailleurs, et même plutôt mieux. Chacun sait qu’à l’instar de la foudre, les roquettes artisanales ne tombent pas deux fois au même endroit.

Sincèrement, je ne vois pas quel imbécile pourrait avoir dit cela.

Si je vous l’affirme, c’est bien que quelque part une haute autorité guerrière, un stratège dont le génie vous dépasse, mon petit monsieur, en a ainsi décidé.

Peut-être ai-je parlé trop vite… Je n’ai pas tant lu que cela.

Eh bien, il faudrait voir un peu à vous cultiver !

Pierre serre Ingrid dans ses bras. Il s’aperçoit qu’elle tremble et s’en trouve soulagé. Il craignait qu’elle lui en veuille de trembler aussi.

 

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Pierre avise un placard que le souffle a ouvert et le vide de ses affaires de camping. Puis il se rend dans la cuisine bouleversée et n’a plus qu’à se baisser pour ramasser tout le nécessaire.

Matelas gonflables, deux sacs de couchage déjà étalés, un réchaud plus quelques cartouches de gaz, leur campement dans ce qu’Ingrid nomme pompeusement « le pavillon d’été » du jardin prend déjà fière allure.

Ingrid pour tout organiser s’affaire avec une énergie qui n’étonne pas et un dévouement de petite bonne femme qui davantage surprend. Mais après tout, on y pourra rien changer, songe Pierre, une femme reste une femme. Et quels que soient les perfectionnements qu’on ajoute à l’espèce, une femme continue de se soucier de son foyer.

Et même de s’inquiéter pour l’homme chargé de la protéger. Cet homme pourtant plus faible qu’elle à bien des égards.

J’ai un impressionnant répertoire de chansons paillardes. Souhaitez-vous l’entendre, ça va vous distraire, propose-t-elle à Pierre qui rumine.

Je rate certainement quelque chose, toutefois je ne veux pas me distraire. Bien au contraire, je cherche à me rappeler. Sommes-nous devenus cyniques au point d’oublier le malheur chaque fois qu’il se présente à nous ?

Je respectais votre douleur, je puis aussi m’en foutre. Comprenez, j’avais un peu mauvaise conscience de vous avoir envoyé tout seul là-dedans. Très bien, si vous préférez, racontez-moi qu’on rigole. Et la maison, d’après vous, elle tiendra ?

Je n’en sais rien. Il y a un grand trou dans la façade qu’on ne saurait distinguer d’ici. Il se peut qu’elle s’effondre sans prévenir.

Et à l’intérieur, une vraie boucherie, je suppose.

Pierre hausse les épaules et blêmit. Ingrid s’approche de lui et pique sur sa joue un petit baiser. Pierre peut être rassuré, même si les temps sont durs, lui n’est pas encore racorni tout à fait.

 

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Penchée sur le petit réchaud installé près de la porte du bâtiment, Ingrid méticuleusement touille. Déjà le soir qui tombe, la lumière rasante annonçant un ciel bientôt empourpré.

Pierre sourit de cette application de mauvaise cuisinière soucieuse de plaire malgré tout.

Son attendrissement point ne l’empêche de se sentir des fourmis dans les jambes. Il a cet empressement de ceux qui n’ont pas su prendre à temps leur décision. Il vit à présent dans un retard permanent.

Ce n’est pas pour me plaindre, mais quel manque de chance tout de même !

Ingrid, vexée, tourne vers lui son regard concentré.

N’exagérez pas, mon petit salé aux lentilles, bien que sorti de sa boîte, n’a pas une odeur si infecte.

Plutôt que votre cuisine, j’évoquais la météo et ses changements de temps subit.

Ca, mon petit père, la malchance n’y est pour rien. N’eussiez-vous pas séché les cours qu’on vous y eût enseigné que la fragilité des sociétés suite aux inégalités de toutes sortes, la fragilité des Etats aux déficits endémiques, cause inévitablement une rupture de l’ordre social.

Ainsi donc trop de coups de pied au cul se perdent.

Je ne vous le fais pas dire. Le seuil critique une fois atteint, point n’est besoin d’un évènement d’importance pour obtenir un embrasement général. Il suffit d’une banale étincelle pour…

Nous brûler les doigts !

Impossible désormais de déambuler sans sa paire de moufles ignifugées quand autrefois un banal cache-col en laine suffisait. Sans indiscrétion, où vous rendiez-vous donc ainsi dépourvu ? Où semblez-vous toujours si pressé d’aller ?

La zone 51.

Tiens, tiens… Vous y avez des proches à visiter ou bien quelques lointains…

J’ai la ferme intention de m’y installer.

La zone 51, base secrète où l’on a planqué en toute hâte les petits hommes verts qui se sont écrasés à Roswell. Ici, c’est à peu près pareil. Ici aussi ce sont des extra-terrestres qui peuplent la zone 51. Bien vivants. Agitant leurs tentacules, vrillant les cerveaux humains de leur pouvoir télépathique.

La zone 51 est à l’origine une friche industrielle (une de plus, une de trop dans une économie sinistrée) où se sont réfugiés par un beau jour, une journée aussi historique que la collision d’une soucoupe avec notre plancher des vaches, pouilleux, marginaux, réformés d’un système toujours plus exigeant. Dans la zone 51 s’est créée par la force des choses plus que par solidarité humaine (par un salvateur esprit de rébellion aussi, il faut tout de même le consigner), une microsociété parallèle où l’homme n’est plus réduit à son rôle économique. Où l’homme aplati, comme Pierre tout à l’heure et tremblant, reprend du relief et peut-être du courage pour affronter son époque qui ressemble de plus en plus à un cheval emballé que nul ne sait plus comment faire revenir au pas.

En résumé, la zone 51 si l’on en croit l’Internet, il y a des puces, c’est craignos mais c’est le pied !

Ingrid ouvre de grands yeux ébahis.

Eh bien quoi, on peut être las de toujours rater les tests génétiques exigés par les employeurs avant une embauche même temporaire. Toujours ils décèlent dans mon pauvre ADN ou bien un risque de cancer, ou bien une inaptitude aux efforts prolongés ou que sais-je… Ah, j’oubliais ! Il est quasi-certain que je deviendrai diabétique avec l’âge. Aucune compagnie d’assurances ne me veut plus pour client.

Mazette, votre patrimoine génétique est à foutre à la poubelle. Pour sûr, vous ne ressemblez en rien à un travailleur de qualité.

J’ai fini par en sourire, mais pas mes semblables.

La technologie les rend horriblement sérieux.

On m’en voudra ma vie durant de ne pas sortir d’une de ces belles cliniques de fécondation comme toute l’élite. J’ai pourtant fait du chemin depuis le stade embryonnaire. Vous ne trouvez pas ?

Je confirme. N’empêche que j’ai du mal à gober tous vos bobards, mec. Les loosers de votre triste espèce apprennent vite à renoncer. Cela fait des années que la zone 51 vous tend les bras. Pourquoi avoir tant attendu pour vous y précipiter ?

J’invoquerai des raisons personnelles qui ne vous regardent pas, jeune effrontée.

L’étroit visage d’Ingrid s’éclaire du large sourire de la scientifique qui vient de résoudre l’une des grandes énigmes de l’Univers. D’autant plus éclatant qu’elle a eu peu à se creuser la cervelle. Rien de mieux mis en évidence que ce qu’on cherche le plus à dissimuler. Et puis les femmes lisent en nous à livre ouvert. Les hommes, convenons-en, sont si prévisibles, alors qu’elles… Elles ressemblent aux tempêtes, jamais rien n’est paisible avec elles.

Ingrid tout de suite a su deviner, mais tant de ridicule semble choquer cette fille pourtant dévergondée. Le snobisme, c’est bien la peur de ressembler à l’autre.

Tout de même, vous n’allez pas me dire que… Récapitulons, face à une insécurité toujours plus grande, on envisage… Non, on fait plus qu’envisager… C’est une loi immédiatement exécutoire et sur le point d’être adoptée… Tous ceux qui dans leur ADN possèdent d’affreux gènes de criminel pourront être arrêtés à titre préventif.

La zone de 51 est une zone de non droit, je cours m’y réfugier. Ne me regardez pas comme ça. Personne n’est à l’abri d’une séquence d’ADN un peu pourrie.

Un peu pourrie ! Vous maniez l’euphémisme avec l’adresse du politicien accompli. Y a-t-il au moins quelque chose qui tourne rond dans vos chromosomes ?

Cessez de vous en prendre à mon ADN. Ce n’est pas lui le fautif, ce sont tous ces tests génétiques bien trop pointus.

Ingrid se met à rire aux larmes. Insolente gamine trop consciente de sa supériorité. Trop consciente de l’absence de valeurs de son époque et pour qui il semble normal que seuls les plus malins s’en tirent. Et un peu malgré lui, Pierre se met à rire aussi. Tout comme Ingrid, il n’espère plus rien du monde.

Il rêve souvent d’y mettre le feu. Son rire est un incendie.

 

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C’est le crépuscule maintenant. Ils ont mangé. La cartouche de gaz qui, tout à l’heure, a réchauffé leur pitance les éclaire.

Et vous ? se décide à demander Pierre. La question ne lui brûlait pas les lèvres. Il la lui pose parce qu’elle doit être posée. Parce qu’il est bon — et peut-être vital — d’avoir quelques certitudes à opposer à la lourde masse du chaos.

On m’a sorti d’une cuve d’azote liquide où j’ai dormi bien longtemps en compagnie de mes frères et sœurs qui, eux, sont peut-être toujours en attente d’un utérus d’adoption. La petite graine n’a pas cessé d’être contrôlée lors de sa conception et de sa croissance. Soyez assuré que le produit fini est de toute première qualité.

Cela tombe sous le sens, vous êtes un bonheur pour les yeux. Aussi voulais-je plutôt vous demander quelle était votre destination lorsque des évènements malencontreux, ma foi…

Nous ont rendu comme cul et chemise !

Ont nécessité une association.

Qu’importe, je ne vis pas dans le passé. Où vous irez, j’irai ! Nous sommes inséparables.

Vous ne me semblez pourtant pas du genre à suivre le premier venu.

Je suis du genre que je veux.

Capricieuse ?

Voilà ! Je suis l’exemple même de la petite fille riche qui désire s’encanailler. Je deviens la complice d’un rebelle.

Je ne suis pas un rebelle ! se défend Pierre avec trop de véhémence. Comme si on l’insultait.

Eh bien, vous devriez ! Ca vous donnerait de l’allure. Enfin auriez-vous l’air moins con.

Pierre hausse les épaules. Il sait que cette nuit encore, il va rêver que lui aussi sort de l’azote liquide fumante et qu’il ne connaîtra jamais ni ses frères ni ses sœurs, ni le mystère de sa conception. Seul et déboussolé, ignorant de ses origines, il sera plus heureux qu’il n’est.

 

A17

Couchés au fond de leurs sacs comme des momies, ils plaisantent et bavardent en cherchant le sommeil sans empressement. C’est les colonies de vacances, le dortoir du collège, et si ni l’un ni l’autre n’y sont allés, les soirs de la belle saison du temps de l’enfance sans les adultes qui y jouaient les rabat-joie. Ils goûtent tous deux à une liberté rare, celle de la camaraderie dont les amants ont le regret bien qu’ils partagent des joies autrement plus grandes. L’amour enferme dans des rôles dont la camaraderie vous libère.

Il ne faudrait coucher ensemble qu’en camarades, faire l’amour, certes, mais sans se laisser prendre au terrible piège des sentiments.

Ingrid s’endort la première entre deux phrases, de ce sommeil lourd que souvent les femmes ont. Ce sommeil qui laisse l’homme seul avec lui-même. Si seul. Cette sensation d’abandon s’accompagne chez Pierre d’une cruelle amertume qui l’aura peu lâché, mais à laquelle jamais il ne se sera habitué.

Pierre comprend pourquoi ceux qui n’ont jamais pu dominer regroupent leurs forces pour combattre l’autorité qu’ils jugent injuste. On s’habitue plus facilement à la réussite qu’à l’échec. Si l’on ne tire nulle gloire à force de ses succès, la frustration, le rejet, rapidement se changent en un poison virulent.

Pierre se dit que s’il avait de bons gènes, Ingrid l’admirerait. Elle verrait en lui son égal, un partenaire possible. Si Ingrid à présent le regarde, il n’est pas certain qu’elle le voie. Une fois de plus, Pierre doit se contenter de peu, alors qu’à l’homme, et surtout à l’homme devant une femme qui lui plaît, il faut beaucoup.

Et puis le sommeil l’emporte. On irait sûrement de révolution en révolution si le sommeil n’était pas là pour atténuer le ressentiment des gueux.

Les cris, la nuit, comme tout ce qui nous inquiète nous espérons que ça passera tout seul et très vite.

Des gens de passage dans la maison d’à côté, dans le jardin d’à côté, qu’ils s’en aillent puisqu’ils n’ont aucune raison d’être là. Un haut mur protège le couple, et puis le pavillon d’été où ils dorment les protège ; et puis les duvets qui les isolent du froid peuvent aussi bien les isoler de tout.

Rien de tout cela, évidemment, n’offre une protection valable et les gens de passage s’attardent sans raison. On se dit bien certains jours que la terre continue de tourner sans raison.

Le crépitement d’un feu de bois, les flammes dansantes jusqu’en haut de cette fameuse muraille marquant la frontière, mettent un terme à tous les espoirs de tranquillité d’Ingrid et Pierre. De l’autre côté continuent de résonner clameurs et rires, insultes et blasphèmes, bêtises d’hommes de troupe, vociférations de guerriers.

Nos voisins, décidément, ne sont pas des gens fréquentables, se plaint Ingrid elle aussi dérangée dans son lourd sommeil obstiné.

Pour sûr, de pareils rastaquouères détonnent dans un quartier de bonne tenue !

Que font-ils alors par ici ? Je mise sur des évènements inhabituels pour expliquer leur venue. Cela ne présage rien de bon.

 

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Ils se rhabillent avec la même hâte qu’ils se sont déshabillés. Ils enfilent leurs vêtements comme l’on passe les différents éléments d’une armure. Peut-être est-ce le poids de celle-ci qui leur fait se sentir patauds ou augmente leur impression de solitude.

Ils sont des dizaines là derrière. Eux ne sont que deux. Tout leur équipement ne leur sert que pour être décents dans la fuite, point n’est question de bagarre.

Ingrid et Pierre n’ont plus rien. Ils ne leur reste que ce refuge qu’ils n’ont nullement l’intention de céder. Une errance en pleine nuit, ils le savent, devient rapidement désespérée. Mais voilà, rester représente un bien grand risque. Même si Pierre s’y connaît pour faire la crêpe, même si les ténèbres se font complices.

Du côté des intrus, du côté des barbares, les rires fusent et les voix déjà se font plus traînantes. Bien qu’élevée la muraille n’offre qu’une protection dérisoire face à des hommes sans foi ni loi, qui plus est défoncés à regarder passer les satellites ou copieusement alcoolisés.

Malgré cela Pierre est tout disposé à continuer de se terrer. A tâtons il recherche un succédané de gourdin afin de défendre sa vertu. Plus vive d’esprit et plus experte dans l’art de la guerre, Ingrid souhaite mieux connaître son ennemi avant de prendre quelque décision que ce fût.

Elle adresse un signe à Pierre, et devant sa réticence, l’agrippe par l’épaule pour l’attirer près du mur.

Liftier, à l’étage au-dessus, ordonne-t-elle.

Pierre se soumet et joint ses mains avant de se pencher un peu. Le contact de la grosse semelle de la chaussure est désagréable, mais la fille, on l’a dit, n’est pas lourde à soulever. La voilà qui se cramponne au sommet où poussent quelques brins d’herbe. Elle joue les espionnes sans manifester d’appréhension.

Pierre lui envie son courage avant de très vite le lui reprocher. Tant de bravoure confine à la stupidité. Ingrid a négligé de noircir son visage. Pire encore, sa belle chevelure forme dans la pâleur lunaire autour de sa petite tête un halo resplendissant. Pierre secoue un peu sa jambe fuselée qu’il maintient en guise d’avertissement. Mais qui mieux qu’une fille peut refuser de voir la réalité ? Ainsi le voici contraint de lui lancer d’une voix aussi étouffée que possible : « Tu ressembles à un bonhomme de neige en haut d’un terril ! »

L’incompréhensible alors se produit. Dans la seconde qui précède le mouvement qu’allait faire Pierre pour ramener Ingrid au sol, celle-ci littéralement s’envole.

Ingrid perd-elle la raison ? Cette fois même les plus saouls la remarqueront. Espère-t-elle passer sous la lune pour un chat en promenade ? D’ailleurs à quoi bon ? Pierre soupçonne ces gens-là de tirer aussi sur les chats.

Si Pierre se retient de l’enguirlander, ce n’est pas par crainte qu’on le prenne pour un pétochard de première, puisque après tout c’est la vérité et que son ADN foireux lui donne quelques excuses, comme s’il était handicapé. S’il ferme sa grande gueule c’est seulement parce qu’il n’y a plus rien à dire.

Ingrid est passée de l’autre côté.

Du mauvais côté.

 

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Demeuré seul, Pierre est en proie à la panique. Les filles sont folles. Ainsi tous leurs agissements saugrenus s’en trouvent-ils expliqués. Il marche de long en large sans savoir quoi faire. Sa cervelle tourne à plein régime à la recherche d’une idée. Surtout cherche-t-il à découvrir ce qui a pu entraîner chez Ingrid une telle aberration comportementale.

Soudain s’impose à lui l’hypothèse qu’Ingrid a pu apercevoir non loin du mur quelque abri derrière lequel se dissimuler et que sa témérité…

Cela doit être ça. Quoi d’autre sinon ? Ce n’est pas très malin de la part d’Ingrid, mais moins fou que tout ce qu’il a pu envisager. Alors Ingrid attend que Pierre le rejoigne.

Mais le mur est trop haut pour être escaladé sans accessoires et aucune bonne poire à proximité ne semble disposée à le porter sur ses épaules.

Tout de même, Ingrid aurait pu y songer. Mais les femmes tout à leurs caprices ne réfléchissent à rien.

Voila Pierre obligé de retourner dans la maison démolie. La dernière chose qu’il eût aimé faire. Il n’a ni le temps ni l’envie de partir à la recherche du support le mieux adapté. Dans sa hâte, il attrape la première chaise qui lui tombe sous la main et revient vers le fond du jardin en courant. Il monte sur la chaise adossée au mur et les pieds de celle-ci sous son poids s’enfoncent un peu dans la terre meuble. De toute façon, il est toujours trop bas. Jouant les équilibristes, Pierre met ses pieds sur le dossier et sent la chaise vaciller tandis que son bois sinistrement grince. De toute la force de ses bras, alors il se hisse. Il va se casser la gueule si jamais ses doigts lâchent prise. Il se rassure à la pensée qu’un moment seulement lui suffira.

Il aperçoit des groupes étalés autour de feux de camp improvisés où brûlent les meubles ainsi que quelques affaires de la maison d’à côté après un pillage en règle. Ils sont nombreux, ces bougres. Ils sont armés. Ils boivent, bâfrent et copulent pour se donner du courage. Tous mélangés comme des bêtes. Des bêtes haineuses.

Pierre avant de se laisser tomber a le sentiment d’assister aux agapes d’une horde d’un autre âge. Il se demande si son époque ne se trompe pas en prétendant tourner résolument le regard vers l’avenir, si ce n’est pas plutôt le passé qu’elle fixe.

Quant à Ingrid, il ne l’a aperçue nulle part. Aucune chance qu’elle se soit trop bien dissimulée, il n’existe de cachette nulle part. Le jardin à l’abandon ne manque pas d’être envahi de hautes herbes, toutefois les intempéries les ont couchées.

Ingrid, Pierre ne la reverra plus.

Elle a changé de camp.

 

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C’est d’abord une succession de bruits confus, et puis celui plus caractéristique de la chute d’un corps lourd.

Pierre qui devrait demeurer sur le qui-vive n’entend rien de tout cela. Profondément, il dort. Ses rêves aussi sont profonds. Pierre s’est libéré de l’emprise du monde comme il ne l’avait peut-être jamais fait auparavant. Comment pourrait-il redouter la mort après une pareille expérience ? Que la mort semble douce à comparaison de son ancienne vie !

Mille morts que Pierre endurerait à présent qu’il a enfin rompu ses derniers liens avec cette société effroyablement coercitive qui fut la sienne. Ce que les politiciens n’ont jamais compris c’est qu’à trop se monter inapte à rendre les gens ne serait-ce qu’un peu moins malheureux, ils les ont rendus indifférents à tout. L’espoir ce n’est pas de la communication, l’espoir c’est des actes. Point n’est besoin de s’entourer de conseillers pour redonner de l’espoir aux gens. Il suffit de se comporter comme un homme face à d’autres hommes. De se retrouver entre mortels qui, à peine nés, glissent déjà vers le néant et souhaitent avoir quelques bons souvenirs à emporter dans la tombe. Pour donner du sens à ce qui n’en a aucun.

Et cette petite main qui secoue Pierre semble ne rien secouer du tout. Pierre n’est pas mort. Il vit. Seulement il vit au-delà de toutes les limites qui lui furent imposées, y compris celles de son corps. Pierre est surpris en flagrant délit de vagabondage, mais il s’en fiche comme de tout le reste.

Alors Ingrid lui renverse le contenu d’une bouteille d’eau sur la gueule.

L’homme peut échapper à ses geôliers et à lui-même, il n’échappera jamais aux femmes.

Pierre revient vers la surface en suffocant comme un plongeur qui manque d’air. Bien trop rapidement. Sans respecter les paliers. On peut alors redouter l’embolie.

Evidemment, de tout ça Ingrid n’a que faire. Pierre l’observe à travers ses larmes d’eau minérale. Elle présente cet indicible aspect de la chatte fugueuse qui se décide enfin à rentrer. Il se dégage d’elle un air de grande fatigue et de lubricité.

Vous ne vous inquiétiez pas pour moi, je suis déçue, lui reproche Ingrid.

C’est que je m’étais absenté. Je viens de passer ma toute première nuit en zone 51.

Ingrid réfléchit quelques instants et l’approuve d’un mouvement de tête.

Je comprends ce que vous voulez dire. Je devais certainement être là-bas moi aussi et j’avais cessé de penser pas à vous.

Je ne m’attendais pas à votre retour.

Ces jeunes gens sont…

Ennuyeux.

Par trop exubérants.

Agressifs.

Voilà, bien trop destructeurs à mon goût.

N’oubliez pas de dire : trop autodestructeurs.

Le jour n’est pas encore levé sinon Pierre verrait Ingrid rougir.

De véritables hooligans sans respect des autres ni d’eux-mêmes, ce doit être ça. Avant, ils terrorisaient tout le quartier et puis une autre bande s’est imposée qu’ils sont retournés combattre avec leurs survivants encore en état. Nous devons nous enfuir avant la prochaine bataille. Profiter de ce bref intermède et compter sur notre chance pour passer à travers les mailles du filet.

 

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C’est comme s’extraire d’un piège à ours, d’une fosse profonde. Les premiers mètres n’inspirent rien d’autre que du désespoir. Déjà la peine est trop grande. Renoncer serait plus sage. Mais renoncer c’est périr. Et salement au fond du trou.

Alors les mains et les pieds s’enfoncent dans une boue instable. Et plus l’on avance et moins l’on pense. Réfléchir se serait obligatoirement douter et douter c’est comme renoncer. Douter c’est tomber, c’est périr.

Surtout ne pas penser.

Ne pas regarder en bas non plus car la paroi est abrupte. S’enfuir c’est toujours un vertige.

Et après avoir tant souffert, tant transpiré, alors enfin…

Enfin un fol espoir gonfle le cœur, diffuse sa merveilleuse chaleur dans le corps et l’esprit. Quelques prises seulement… Pourvu que la chance… Pourvu qu’il en reste un peu de la chance… Surtout ne rien hâter. Bien décomposer ses mouvements. Et quand le pied glisse, c’est avec encore plus de vigueur qu’on le replace dans la minuscule anfractuosité. Echouer serait nier l’importance de sa propre existence. Nier que l’on est unique et seul maître de son destin.

Ingrid et Pierre en sont presque sortis de ces rues morbides où la violence partout a laissé ses stigmates, où elle en laissera bientôt d’autres. Ils en sont presque sortis avant que le jour se lève. Ou plutôt n’est-ce encore qu’une aube blafarde, une aube timide qui n’a pas assez de vigueur pour leur causer du tort.

Et tant pis si l’air palpite. Tant pis si les feuilles autour d’eux bruissent, les prévenant d’on ne sait quel danger. Tant pis pour cette odeur qui s’ajoute à celle de la mort et de la désolation, qui la renforce en somme. Cette odeur longue à définir. Quelle est cette odeur d’abord si faible ? Ingrid et Pierre finissent par dire : « Tiens, ça sent le cramé ! »

Ils en sont sortis cette fois, ou tout comme, rampant, contournant, se dissimulant in extremis à plusieurs reprises alors que survenait une bande, alors qu’en partait une autre. Savantes stratégies pour ces guérillas urbaines toujours recommencées jusqu’à ce que se brise l’équilibre de la terreur. Un camp alors l’emporte sur l’autre pour une semaine ou pour un mois, ou une simple journée…

Ils en sont sortis, c’est certain, mais l’aube face à eux prend des couleurs et éclaire ces imposantes colonnes de fumée noire qui semblent porter un ciel tout aussi sombre à cet endroit. Ces monstrueuses colonnes que tout à l’heure encore ils ne distinguaient pas. En même temps que cette odeur de plus en plus âcre leur parvient le bruit des sirènes. Avec l’aube triomphante, le vent a tourné.

Là-bas à l’est, dans la direction vers laquelle ils orientent leurs pas, c’est tout un pan de la ville qui s’embrase, c’est un incendie titanesque sur l’origine duquel on n’a pas fini de s’interroger.

Lorsque Ingrid et Pierre y parviendront enfin, la zone 51 ne sera plus que braises et cendres. La zone 51 dont ils n’auront goûté le charme qu’une seule nuit et encore de si loin.

Ingrid découvre l’échec qu’elle ne savait pas et que Pierre, lui, ne connaît que trop bien.

Ingrid se jette dans les bras de Pierre et étouffe ses sanglots contre son épaule. Pierre lui dit qu’il a compris qu’elle voulait se rendre dans la zone 51 pour commettre cette folie d’enfanter librement, alors qu’aujourd’hui toutes les naissances sont réglementées et que les fécondations doivent obligatoirement avoir lieu in vitro.

Ingrid lui confie qu’elle a peur d’être enceinte d’un de ces hooligans, un de ces voyous totalement en dehors du système qui lui ont paru bien à tort être des mâles dominants parce qu’ils exhibaient tatouages, piercings, cicatrices au cœur et à l’âme.

Comme il contemple cet horizon en flammes, Pierre prie en silence pour qu’Ingrid ne soit pas gravide et qu’un enfant n’ait pas à souffrir comme lui-même d’un patrimoine génétique déficient en des temps où l’excellence n’arrive pas à se satisfaire d’elle-même et cherche le moyen d’aller vers une race toujours plus pure et performante.

Il y a déjà trop d’aliens et pas assez de bases clandestines où héberger ces dangereuses créatures anticonformistes.

 

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Alix Roche-Moulin écrivain blog
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