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Alix Roche-Moulin écrivain blog

19 mars 2024

NOUS IRONS ENCOURAGER LES COUREURS

LE NOUVEAU ROMAN D'ALIX ROCHE-MOULIN ACTUELLEMENT EN VENTE. (Sur Internet et en librairies)

Extrait

La semaine se poursuivit en cogitations enfiévrées. On devinait bien que mon père donnait son plein rendement… Quant à l’inefficacité de la chose, elle ne surprenait guère ses proches, il n’empêche qu’on était bien déçu pour lui.

Le voisin bénéficiait, contrairement à nous, d’un portail ; mon père envisagea de casser une partie du mur mitoyen afin d’accéder au jardin d’à côté…

L’inconvénient était que ça allait lui faire de l’ouvrage en plus. Toutefois le maître d’œuvre d’un aussi ambitieux chantier que la construction d’un voilier magnifique ne pouvait être facilement découragé.

Et puis d’abord, l’autorisation du voisin était-elle indispensable ? Il suffisait de profiter d’une sortie dominicale du crétin d’à côté pour le foutre par terre en partie, ce mur de la honte. On dirait ensuite que tout seul il s’était effondré. Cela obligerait le voisin à participer équitablement aux frais de reconstruction. Ça, c’était pas con !

Ouais, mais reconstruire même en divisant par deux accroissait les coûts. Or, le temps de l’euphorie passé, mon père découvrait combien son budget allait être serré. Il lui faudrait pour que le bateau ait son accastillage au complet, racler durement les fonds de tiroir ; et même les céder au plus offrant, peut-être, les tiroirs…

Il ne s’agissait pas de travaux publics avec commissions occultes. Rajouter des frais de maçonnerie ferait pencher le bilan du côté obscur, et rien n’avait l’air plus con qu’un voilier sans mâture. Bien sûr, dans un premier temps, on pourrait toujours ramer mais ça limitait les perspectives d’aventure, de même que l’admiration des autres vacanciers.

Disons-le tout net, à voir ainsi passer les émules des Rothschild, ils allaient plutôt se marrer… Comme disait ma mère : « Ça allait être une vraie galère, ce rafiot ! »

« Au lieu de construire ton paquebot, pourquoi ne t’offres-tu pas plutôt un puzzle ? Ça t’occupera tout aussi bien et puis au moins ça rentrera par la porte ! » qu’elle suggérait aussi la vieille. Les femmes n’y connaissaient rien en matière d’épopée marine !


 


 

NOUS IRONS ENCOURAGER LES COUREURS
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4 mars 2024

NOUVELLE INEDITE : LE GRAND SOIR

La femme toubib était là derrière son chouette bureau. En train de me mâter à poil. Bon, à poil j’étais pas tout à fait. Mais c’était plutôt le principe, car pour le principe à poil j’étais bien qu’en gilet de corps et calcif… J’avais eu droit à l’auscultation complète, l’inspection en règle des 50 000 kilomètres !

Bon, résumons-nous…

Ben, j’vous ai expliqué, docteur…

Vous vous êtes tellement embrouillé en cours de route que je pensais avoir affaire à une belle commotion cérébrale, mais c’était plutôt de la gène, n’est-ce pas ?

Je n’avais rien que de très commun à vous dire.

Croyez pas ça. On n’entend pas des trucs pareils tous les jours. Donc, à cinquante-trois ans…

Je viens d’en prendre cinquante-cinq, docteur !

Merci d’avoir rectifié, ça rend votre cas encore plus digne d’intérêt. Donc à votre âge avancé, si je vous ai bien suivi, vous n’avez pas encore…

Je conserve toute mon innocence, docteur.

J’entends bien mais nous ne sommes pas dans un tribunal. Pourquoi avoir attendu si longtemps ?

Eh bien, je me gardais pour la femme de ma vie.

Quelle chance pour elle ! Vous ne vous êtes pas pressé pour la trouver, je constate.

Et je la cherche encore, croyez-le ! Je suis opiniâtre. Mais avec l’âge, j’ai gagné en pragmatisme, tout au moins je le suppose. Et puisque Janine n’émet pas d’objection à un rapprochement, je me dis que l’heure est peut-être arrivée de perdre ma si précieuse virginité.

Somme toute, il convient de tout essayer dans la vie.

Sous une apparence rigide d’homme de principes, je n’en suis pas moins un chaud lapin en certaines occasions.

Toutefois, la cinquantaine bien entamée, l’état de votre plomberie vous inquiète.

Comment pourrais-je savoir si ça fonctionne puisque je n’ai encore jamais essayé.

Je vous avoue qu’en matière de puceaux tardifs, je n’ai jamais rencontré que des gamins entre dix-huit et vingt ans.

Je me sentais mieux de lui avoir tout déballé, hormis l’objet en question qui demeurait encore dans son écrin. Ça faisait des jours et puis aussi des nuits d’insomnie que je me demandais si j’aurais le courage de consulter. Et puis Janine aussi attendait, ce qui n’était pas sain, m’avait-elle averti, pour une jeune femme en pleine santé.

Voilà que je la sentais dubitative, tout à coup, la toubib. Qu’est-ce que ce serait quand je sortirai l’engin de sa boîte où il sommeillait depuis bien longtemps… Sa taille m’apparaissait convenable ou du moins propre à satisfaire n’importe quelle maîtresse peu exigeante en matière d’objet atypique. Son aspect néanmoins me préoccupait.

Avec ce sens pratique qui me caractérisait, je m’étais livré à quelques recherches dans le domaine médical. Mon sexe, semblait-il, était fermé à son extrémité par un phimosis. Légère déformation qui ne me préoccupait guère, sauf lorsqu’elle m’interdisait de pisser droit. Bon, chacun pissait comme il l’entendait et c’était heureux. Personne n’était là pour me critiquer ou mesurer la puissance forcément atténuée de mon jet d’urine.

Se livrer en revanche à une autre forme d’exercice pourrait apparaître plus problématique et susciter des commentaires de la part d’une partenaire dont le tact n’était pas la qualité première ou qui n’avait encore jamais utilisé d’ustensile si fantaisiste.

Qu’importe la réaction du médecin, j’avais décidé que je disposais de l’engin idoine. Le temps de toutes façons manquait pour les rectifications, Janine à force de patienter était du genre à se lasser. Bien sûr avoir une bite encapuchonnée dans sa chair constituait un souci supplémentaire dont je me serais volontiers passé.

Et puis la toubib n’exigerait-elle pas de palper ce qui concentrait toutes mes inquiétudes ? Comme si je n’étais plus qu’une bite en résumé.

Bravement, je me suis redressé, j’ai gonflé le torse et déclaré :

Docteur, je ne me considère pas comme beaucoup plus bête qu’un autre. Ça devrait donc pouvoir s’arranger.

Je me suis tout de suite aperçu que l’argument n’avait pas porté. C’était l’inconvénient avec les scientifiques : ils exigeaient des preuves tandis que le reste de la population se perdait dans les approximations.

Avez-vous, monsieur, des érections de bonne qualité ?

La question, on s’en doute, me prit au dépourvu.

De bonne qualité, chais pas trop, dans la mesure où elles n’ont jamais été mises sur le marché et fait l’objet d’une appréciation de la clientèle. Ce qui est certain, c’est que pour autant que je m’en souvienne, des érections il m’est arrivé d’en avoir.

Sont-elles rares ou fréquentes ?

Disons que depuis que j’ai quitté mon poste d’employé dans les pompes funèbres parce qu’il me flanquait le cafard, j’arrive à remonter la pente.

La toubib a jeté en douce un regard sur la pendule de son bureau. Probablement la retardai-je déjà pour son prochain rendez-vous…

Eh bien, monsieur, je vous souhaite bonne chance. Vous me tiendrez au courant, n’est-ce pas ? Les occasions de se marrer ne sont pas dans mon métier si fréquentes. Vous pouvez vous rhabiller.

Elle me considérait, la toubib, de l’autre côté de son chouette bureau. Voilà pourquoi ils voulaient tous bosser dans les bureaux. Un bureau, ça donnait une contenance. La vie devenait plus supportable quand on la regardait derrière un bureau. Pas moins dégueulasse, ça non ! Mais plus supportable sans aucun doute. Une séparation entre soi et le reste du monde était établie.

J’ai renfilé ma chemise, remonté mon falzar. Tout bien obéissant. Mais j’avais beau être du mauvais côté du bureau, c’est-à-dire en pleine merde ; j’avais beau me montrer résigné et soulagé aussi de n’avoir pas à montrer ma bite à la première venue… Je n’en continuais pas moins d’avoir la trouille.

Docteur, érection ou pas, je redoute de n’être pas à la hauteur ! Les femmes de nos jours ont tellement d’attentes.

Elle espérait déjà être débarrassée de moi et voilà que je m’incrustais. N’importe qui d’autre m’aurait chassé. Mais elle avait prêté serment. Comme quoi il ne fallait jamais jurer de rien, devait-elle penser.

L’envie légitime de sa partenaire d’éprouver des orgasmes multiples peut décourager l’éjaculateur précoce, je n’en disconviens pas. Toutefois il ne faut pas tout prendre au tragique. Vous ferez ce que vous pourrez. Ce n’est jamais très réussi la première fois.

C’est qu’à mon âge, je suis censé m’y connaître. Janine n’aura peut-être pas à mon égard la même indulgence qu’avec un gamin de seize ans…

Très bien, si votre petite amie pratique le détournement de mineurs, elle ne risque pas d’être dépaysée par votre façon de faire !

Je n’ignore pas que Janine a la cuisse légère, mais légère jusqu’à quel point, je ne saurais vous dire.

Ôtez-moi d’un doute, vous savez au moins vaguement comment l’on s’y prend…

Pensez bien, docteur, qu’en ces longues années de solitude, j’ai usé et abusé de la pornographie. C’est un avantage autant qu’un inconvénient. Les hommes dans ces films-là sont capables de telles prouesses…

On les sélectionne également pour la taille de leur équipement…

Mes jambes se sont mises à trembler.

Docteur, aidez-moi, je vais flancher !

Vous désirez peut-être que je vienne vous la tenir ?

Serment ou pas, je l’impatientais, j’en étais bien certain. C’est que j’étais au bord des larmes aussi et les femmes sitôt qu’il était question de se reproduire n’avaient que faire des chiffes molles. La femelle ne se donnait qu’au mâle dominant. Les autres regardaient avec envie. Regarder d’un air envieux, c’était ce que je faisais depuis que j’avais quinze ans et j’avais peur de ne plus savoir aborder la sexualité autrement. D’ailleurs, c’était un problème que mon médecin avait parfaitement compris, aussi me conseilla-t-elle :

« Mon vieux, baiser ou réfléchir, il faut choisir. Alors sautez-la donc votre Janine et arrêtez de nous casser les pieds ! N’oubliez pas de régler la consultation à ma secrétaire en sortant. »

 

 

Ils étaient unanimes là-dessus. Tous. Psychiatres, penseurs, sociologues, spécialistes en tout et en rien. Les grands bonheurs étaient dans la culotte.

Au-dessus, ça légitimait par des raisonnements garantis spécieux toutes les saloperies de notre nature égoïste et veule. C’est tout en bas, enfin sous la ceinture, que la réjouissance se trouvait. En bas, on n’imaginait plus les guerres. On fabriquait seulement la prochaine génération de soldats pour en refaire.

Ce soir, pas plus tard que dans quelques heures donc, je serais enfin un homme véritable. Pourvu, mais pourvu que ça fonctionne… J’aurai enfoncé mon truc dans le machin. Et vas-y que je te pousse ! Pourvu, mais pourvu que je ne flanche pas… J’aurais connu la grande, l’immense volupté. Celle que, paraît-il, rien d’autre n’égalait et qu’on ne cessait d’évoquer.

A partir de ce soir, mon existence allait être à jamais transformée. Ça allait être comme si j’avais gagné au loto, la richesse en moins. Ce soir, j’aurai accédé au rang de mâle reproducteur. J’aurai humé l’odore di femina. L’intimité ne restera plus un grand mystère pour moi. J’aurai tenu une femme nue serrée tout contre ma peau. Il se peut même que par inadvertance, je lui aie procuré un orgasme…

Pourvu, mais pourvu que face à l’obstacle de ses cuisses ouvertes, d’un entrejambe brûlant et humide tout à la fois… En résumé, pourvu que je bande !

La pornographie, je l’avais confessé, avait accompagné toutes mes années de chasteté, et j’avais en tête de bien singulières gymnastiques repérées ici ou là. Certaines du reste nécessitaient qu’on soit en grand nombre. Deux seulement ne suffisaient pas.

« Faites au plus simple, je ne vous estime pas capable d’acrobaties », m’avait judicieusement soufflé mon expérimenté médecin. Tout en le regrettant, je ne pouvais lui donner tort. L’approche la plus élémentaire, dans mon cas particulier, se révélerait certainement bénéfique. Mais qu’était-elle au juste ? A moins de raffoler de ces excentricités qui passaient naguère pour de la perversion, tout acte sexuel pour être homologué impliquait un minimum de pénétration.

Pourvu, mais pourvu que ça fonctionne…

Je comprenais mieux pourquoi mon existence jusqu’alors avait été exempte de gros soucis. Je ne méconnaissais pas, outre son probable fichu caractère, tout l’appétit d’une maîtresse pétant la forme. Il n’était pas seulement question de réunir nos appareils génitaux ; encore fallait-il leur imprimer un mouvement de va-et-vient et que ce mouvement se prolongeât… Certainement pas aussi longtemps que dans les films spécialisés dont j’abusais. Ces acteurs, après tout, passaient pour des professionnels accomplis. Mais bon, cinq minutes au moins paraissaient être un minimum depuis que le MLF sur le pauvre mâle l’avait emporté.

Cinq minutes ! Je chronométrai. Mais que ça paraissait long cinq minutes, l’œil rivé sur sa montre, ça en devenait incroyable. Chacun sait que trois minutes pour faire cuire un œuf, devant un sablier c’était la moitié d’un siècle. Mais cinq minutes entières… Cela représentait presque le temps de cuisson de deux œufs !

Pourvu que ça fonctionne, mais pourvu que ça fonctionne ! Bien qu’en vérité, je ne me voyais pas dépasser quinze ou vingt secondes…

Avais-je tenu Janine au courant de mon inexpérience ? Certes pas. S’il était émouvant sans nul doute pour une jeune fille un brin dévergondée de déniaiser un garçon de son âge, j’aurais trop redouté que Janine à mon sujet trouve la date de péremption dépassée.

Qui donc peut avoir envie de se lancer dans une aventure périmée dès son point de départ ? Sûrement pas Janine, j’en étais convaincu. J’avais donc prévu de mettre au compte d’une émotion extrême toutes mes maladresses ; et voir un vieil amant perdre de son assurance, devait, du moins l’espérais-je, flatter l’amour-propre de Janine.

Une éjaculation précoce constituait après une absence d’érection ma plus grande crainte. Je gardais un souvenir embarrassé du premier rapprochement de nos lèvres à Janine et à moi, quoiqu’il n’eût rien d’héroïque et se résuma à un contact fugace. Mon pantalon s’en était trouvé tout humidifié.

Je me raccrochais à la bienveillance de Janine comme à une bouée de sauvetage. Les femmes raffolaient des grands sentiments et les miens conduiraient Janine à se montrer reconnaissante quoi qu’il arrive. Quelle autre alternative s’offrait à moi que de finir par l’aimer ? Peu importait que Janine et mézigue n’ayons aucun centre d’intérêt commun et que sa conversation d’une effroyable banalité m’ennuyât. Je ne pouvais pas, à plus de cinquante ans, me montrer difficile. Puisque c’était Janine ou rien, la décision s’annonçait aisée à prendre.

L’inconvénient de mon raisonnement était que Janine ne me paraissait guère sentimentale, du moins pas à mon égard. Certainement la barbais-je autant qu’elle me barbait.

 

Le moment décisif était finalement arrivé. Je l’avais différé à plusieurs reprises tout au long de l’après-midi ; j’avais aussi pour me réconforter absorbé quelques alcools réputés pour donner du cœur au ventre et de la rigidité là où il en fallait… Tant d’atermoiements devaient fatalement m’amener à agir.

Ce n’était pas que je me faisais une haute opinion de moi-même, je me tenais plutôt en piètre estime, toutefois l’heure tournait et si j’avais l’attention de baiser avant le lendemain, il me fallait quand même bien me lancer.

C’est que je me heurtais aux pires difficultés. J’avais beau n’être pas fin psychologue, je réalisais que ce moment de sortir enfin de ma chrysalide n’avait été que trop reporté… J’avais à présent passé l’âge de la séduction. J’avais passé l’âge de l’endurance et de la hardiesse. J’avais passé l’âge des grandes performances sportives. En résumé, j’avais passé l’âge !

Dire que je manquais de confiance… Dire que je manquais d’impétuosité… J’étais au plus bas quand il me fallait une érection durable !

Je souffrais de tremblotte tandis que je m’emparai du combiné téléphonique. Mes jambes flageolaient. Tout logiquement j’allais me mettre à bafouiller à peine aurais-je commencé à articuler mes premiers mots…

Que j’étais loin du contentement, de la désinvolture, de cette sûreté que j’avais imaginé pour mon tout premier rendez-vous charnel. J’éprouvais un ahurissant mélange de frayeur et d’excitation qui n’allait pas manquer, pour peu que mon vieux cœur solitaire se soit affaibli, de me faire succomber.

Quel effort grandiose, quel dépassement de moi-même il me fallait pour trouver le courage de composer soigneusement le numéro de Janine. Faire un faux numéro m’eût peut-être fait renoncer et définitivement. Je pressai l’écouteur contre mon oreille tellement fort que j’entendis outre les sonneries, les battements de mon palpitant.

Et les sonneries se succédèrent…

Et des sonneries, il y en eut tandis qu’à force de ne plus vivre métaphoriquement parlant, j’approchai d’une agonie véritable. A la trentième environ, il me fallut bien envisager que cette conne de Janine n’était tout simplement pas chez elle contrairement à ce qu’elle m’avait annoncé.

Chacun peut connaître un contre-temps et je récidivais encore et encore par série de vingt à trente sonneries à chaque appel. Je voyais son téléphone sonner au milieu d’un salon vide. Je concevais bien la haine que me vouaient tous ses voisins qui n’en pouvaient plus d’entendre sonner le téléphone de Janine avec tant d’insistance.

Tout ça m’était parfaitement égal. Certes, j’avais tout à moi le téléphone de Janine, les sonneries du téléphone de Janine et même le salon désert de Janine. Tant d’hommes s’en contenteraient mais pas moi. Le désir et la frustration m’étouffaient. Il me fallait Janine !

Janine n’était pas une sainte et même elle s’en vantait. Bien des hommes avant moi l’avaient possédée. Que d’injustice si je n’étais pas foutu d’y arriver !

 

Moi d’ordinaire si raisonnable et pondéré, je ne me reconnaissais plus. C’était, on l’aurait cru, la passion dans ce qu’elle avait de plus exacerbée. L’irrésistible attrait de la transcendance d’un moi étriqué à travers la déraison des sentiments. Le romantisme le plus échevelé. C’était comme une envie de pisser !

Je me précipitai hors de chez moi sans très bien savoir la direction que j’allais prendre. Quel plus court chemin me ferait rejoindre Janine ? Le fait est que je n’en avais pas la plus petite idée. Où pouvait-elle traîner cette foutue garce ?

Faute de faire preuve de décision, je n’allais plus tarder à chercher l’amour en revenant sur mes pas.

Le désespoir est une chose assommante, je le découvrais. Tout comme de réussir à marquer quand ça vous démangeait véritablement. Mieux vaut tard que jamais même si, compte-tenu de la difficulté de la situation, j’eusse autant préféré jamais !

Et puis ça m’a traversé l’esprit sans même que j’y réfléchisse. Il en allait toujours ainsi des meilleures idées que je pouvais avoir. Le mieux pour que ça vienne était de n’y pas songer.

Solange se vantait d’être la meilleure amie de Janine. La plus fiable, supposai-je, pour me renseigner. A défaut d’avoir Janine sous la main, je me satisferais de Solange. C’était façon de parler, bien sûr ; à moins que Solange ne soit de son côté tentée, ce qui dans l’urgence où je me trouvais simplifierait bien des choses. L’une ou l’autre, je ne considérais plus que ça fasse une importante différence. On l’aura compris, j’étais bel et bien en rut et prêt à faire d’innocentes victimes.

Toutefois il était peu fréquent que j’écoute ce que Janine me racontait. Sans doute étais-je trop occupé à rêver d’elle, même en sa présence. Je rêvais de ce que Janine aurait pu être si j’avais eu davantage de chance. Je rêvais de ce à quoi nous aurions pu ressembler alors. Non pas que j’aie eu la prétention d’être mieux que Janine et de vouloir pour cela qu’elle change. C’était plutôt que la réunion de deux nullards de notre acabit m’apparaissait catastrophique ; peu destinée à faire rêver les masses y compris dans la presse du cœur la plus mièvre. Il y avait dans ces feuilles de chou des critères d’exigence auxquels nous ne pouvions satisfaire, c’était tout dire !

J’optai pour un chemin un peu au pif, un peu à la suite d’une réminiscence. Surtout parce que j’éprouvais l’impérieuse nécessité de me rendre quelque part. Je me dirigeai d’un pas d’automate vers le quartier où il me semblait avoir le plus de chance de tomber sur Solange.

Quelle était loin cette solennité qui, précédemment, avait entouré mon appel à Janine. J’entrais dans toutes les cabines sur ma route, sortais une pièce de monnaie, la même que je récupérais à chaque fois n’ayant pu obtenir mon correspondant. Désormais ce n’était plus avec un mélange d’adoration et d’effroi, mais en jurant comme un charretier, que je composais le numéro de Janine. Les insultes que je lui adressais en raccrochant de toutes mes forces étaient plus abominables encore. Il arriva même qu’un passant apeuré par tant de véhémence me traitât de maniaque en manque de traitement approprié. Les gens étaient portés à l’exagération, ce me semble.

Cela pouvait être par là comme cela aurait pu tout aussi bien être ailleurs, toutefois il me semblait, à tort ou à raison, que c’était plutôt par là… J’avais un sens aigu de l’orientation !

J’entrai dans le premier bistrot venu, cette histoire s’est passée il y a longtemps et il restait des premiers bistrots venus. Ils ont depuis tous fermés. J’ai demandé au patron : « Vous ne connaîtriez pas Solange, des fois ? » « Laquelle de Solange ? » a-t-il rétorqué en semblant peu intéressé. « Alors ça sera un blanc-sec », ai-je dit, heureux d’oublier un peu Solange et Janine le temps de quelques petits verres.

 

Y a des noms comme ça qui tournaient dans ma tête… Crabois ou Renoir… C’était même plus de l’approximation, un genre de traumatisme… J’ai lu n’importe quel blase sur une boîte aux lettres et, au flanc, j’ai sonné.

Il ne paraissait pas gracieux, ce gars qui m’a ouvert. On le sentait prisonnier chez lui. Marié, quoi.

Ouais ?

Salut, j’apprécierais de causer à Solange !

Moi pas, c’est pour ça que y en a pas ici.

Ne faites pas la mauvaise tête. On connaît tous une Solange.

Admettons. Qu’est-ce que vous lui voulez à Solange ?

Ben, il faudrait qu’elle m’aide à baiser Janine…

Permettez-moi d’vous dire que c’est pas la moralité qui vous étouffe.

Que voulez-vous, j’ai dépassé la cinquantaine.

Y a pas d’âge.

Je suis bien de votre avis. L’âge ne doit jamais être considéré comme un obstacle. Entre nous, vous me trouvez encore séduisant ?

Vous me paraissez être un sacré loustic !

Il ne tient qu’à Solange et à Janine que ça s’arrange.

Va bien falloir qu’elles se mettent à deux pour vous calmer.

Je l’espère, mais bon, vous savez comment ça se passe…

Je vous affirme que je l’ignore tout à fait et je préfère ne jamais le découvrir, s’écria-t-il en me claquant la porte au nez.

Cet époux égaré dans sa détresse me causa du chagrin, néanmoins tout ça ne me renseignait pas sur Solange et encore moins sur Janine, et le temps pressait mine de rien. J’avais toujours mon antique pucelage à perdre !

 

 

A une époque de révolution sexuelle où chacun baisait à couilles rabattues, je passais sans peine pour une pièce de musée. C’était pas croyable qu’on me laissât prendre la poussière dans une vitrine. Je n’avais plus rien pour attirer la grande foule, ni le charme ni la jeunesse. Alors qu’est-ce que ça pouvait foutre que j’intègre le mouvement qui, en ce début des années soixante-dix, ressemblait à un va-et-vient généralisé.

J’avançais la mine déconfite et le dos courbé qu’on eût dit un gauchiste en attente du grand soir, mais plus vraiment convaincu que ça se produise. Tout de même, on venait d’élire Giscard ! Quant à moi, Giscard ne me réjouissait pas non plus, mais dans la mesure où il n’entrait pas dans mes habitudes de me réjouir…

Lorsque j’avisai précisément Solange en train de faire des courses dans mon quartier, signe tout de même que si le destin se fichait bien de ma gueule et ouvertement, il ne me laissait pas tout à fait tomber.

Ça allait sûrement être le grand soir. Comment avais-je pu douter ? Je méritais comme tout un chacun de tirer au moins une fois mon coup. Le monde ne pouvait pas être dégueulasse à ce point-là.

Solange, en revanche, je ne dis pas… Elle m’accueillit sans l’ombre d’un sourire, et même avec un rictus de dégoût. Je ne doutais pas pourtant que Janine l’ait tenu au courant de notre idylle.

Qu’est-ce que que tu fous là ? aboya-t-elle.

Ben, je crèche tout à côté.

Merde, si je l’avais su, j’aurais évité le coin tu penses bien !

Et c’était de cette harpie que dépendait mon épanouissement sexuel… J’en voyais bien des gamines souriantes autour. Solange était la seule à me tirer la gueule. Est-ce que ça avait été aussi compliqué pour tous les autres mecs d’accéder à l’orgasme avec une autre personne ou bien étais-je un cas particulier ?

J’essayai de l’amadouer.

Je suis si heureux de te rencontrer !

Le plaisir n’est en rien partagé.

Je cherche à joindre Janine sans y parvenir. C’est très urgent. Sais-tu où je puis la trouver ?

Solange a haussé une épaule.

Qu’est-ce que tu veux que ça me foute que tu la cherches et de l’endroit où elle est ? Tu me prends pour sa mère ou quoi !

Tu es sa meilleure amie et vous vous racontez tout, je crois.

C’est vrai, Janine est ma grande copine, mais toi, je t’aime pas. Pourquoi je te causerais ?

Solange allait mettre les bouts. Je me suis interposé. Je l’ai même retenue un peu plus brutalement que nécessaire. Je ne savais plus très bien ce que je faisais.

Question de vie ou de mort ! Solange, je t’en prie…

Lâche-moi ou je crie !

Je l’ai lâchée, elle m’aurait mordue sinon. Sa méchanceté m’effrayait. J’ai quand même eu le réflexe salutaire de lui tendre un billet de mille. Absolument tout ce que j’avais.

Tu me prends pour une pute, m’a-t-elle interrogé d’un air toujours plus menaçant. C’était peu dire qu’on frôlait l’esclandre…

Pas du tout. Je te propose de payer tes courses très galamment.

Chuis pas à vendre, moi ! gueula-t-elle en s’emparant tout de même du biffeton.

Écoute, je ne cesse de téléphoner à Janine, mais elle répond pas !

A mon avis, elle doit pas être là, railla-t-elle.

J’avais bien compris. Tu n’aurais pas la moindre idée de ce qu’elle fait…

Ben, elle envisageait d’aller visiter sa famille dans le Poitou.

Elle n’aurait pas quitté la ville. Il était plus ou moins convenu que nous deux, ce soir…

Tu sais, Janine a peut-être mieux à faire que d’être avec toi, mon pote ! dit Solange mystérieusement.

J’eusse aimé qu’elle s’expliquât, mais je compris à son attitude que Solange allait me rentrer dans le lard si je me montrais trop insistant. C’étaient bien là les seules explications que mon billet pourtant conséquent pouvait acheter.

Solange roulait des hanches, jouait les starlettes, c’était là le maximum de ses capacités. Son éducation tout comme celle de beaucoup de filles à cette époque avait été négligée. Solange n’était pas assez intelligente pour envisager l’avenir. Moi, je savais que dans dix ans Solange serait mariée avec un contremaître qui lui aurait fait deux gosses et que, peut-être, elle en attendrait un troisième. Solange serait défraîchie et déjà aigrie. Elle regretterait le bon temps où son physique bien qu’ordinaire, avec un peu de mascara et un top échancré, lui permettait de jouer les garces.

A Solange, je lui avais bien rendu service aujourd’hui en lui offrant l’occasion de laisser libre cours à sa mauvaise nature. Mais voilà, j’étais un peu plus pauvre et, en ce qui concernait Janine, pas plus avancé.

 

 

Y en avait sûrement un bon millier de manières de procéder. Comme chaque fois qu’on se sent dépassé. J’ai opté pour la toute première qui me venait. Par flemme d’abord, et aussi par logique. J’ignorais ce que valait la logique. La flemme en revanche, et pas qu’un peu, je connaissais.

Je suis parti du principe en vérité pas si bête que Janine finirait par rentrer chez elle. Le plus simple n’était-il pas de l’y attendre ? J’étais tellement content de moi que je me suis demandé pourquoi je n’avais pas choisi cette solution plus tôt. D’un autre côté j’avais appris à me méfier de mon enthousiasme. J’allais passer pour un con à faire le guet devant son domicile ; et puis s’il se mettait à pleuvoir…

Tant pis. L’efficacité sans doute y gagnerait ce que ma dignité ne manquerait pas d’y perdre. Il ne fallait pas s’attendre à susciter l’admiration générale lorsque, à cinquante-cinq ans, on restait terra incognita.

Le soir commençait à tomber. L’heure s’annonçait décisive. J’ai donc traversé la cité prestement tout en me demandant pourquoi cette conne de Janine habitait si loin.

Pressé, je n’en traversais pas moins dans les clous. Je n’ai pas la mentalité d’un contestataire. Je ne tenais pas non plus à mourir vierge.

Me voici traversant de plein droit, quand un chauffard fonça sur moi sans faire mine de freiner ainsi que l’exigeait pourtant le code de la route de même que la plus élémentaire civilité.

La terreur me saisit. Un réflexe de survie néanmoins me poussa à exécuter une danse singulière. L’auto me frôla et je sentis la chaleur de son souffle. Son odeur nauséabonde de gaz d’échappement m’enveloppa tandis que je sauvais in extremis mon existence.

Le conducteur commit une erreur supplémentaire, celle de stopper un peu plus loin. Je rejoignis en deux enjambées ou bien ce distrait ou bien cet assassin patenté. J’aurais été bien en peine de me contrôler. Au reste, je n’essayai même pas.

Je commençai par modifier l’aérodynamique du véhicule à coups de tatanes. Ma force étant décuplée par la rage, j’arrachai la portière afin d’extraire ce bonhomme du confort de l’habitacle. Je le traitais de noms que même ma grand-mère qui jurait pourtant pire qu’un charretier jamais n’aurait employés !

Ce gaillard bien sûr tenta de se défendre et sa réaction ne fit qu’attiser mon courroux. J’en étais convaincu, le monde entier se liguait contre ma personne afin de m’empêcher de copuler dans l’heure à venir. Pesant de tout mon poids sur le corps de ce danger public, je cognai sa tête contre le capot après l’avoir empoigné par les cheveux.

Je me comportais en barbare, en dément, en sadique. Je prenais plaisir à entendre ce crâne vide rebondir. Quoi d’étonnant ? Quoi de condamnable ? J’avais attendu cinquante-cinq ans pour atteindre ce soir de triomphe et cet accomplissement toujours se dérobait.

Vigoureusement voilà qu’on m’interrompit dans mon élan. Je me suis retourné et j’ai entrevu que cette poigne d’acier appartenait à un sergent de ville.

L’arcade sourcilière profondément entaillée, ma victime en plus d’être à moitié sonnée pissait le sang d’abondance.

Allons mon garçon, calmez-vous ! me dit le débonnaire mais ferme agent de police.

Cet abruti aux commandes de son char à bœufs a bien failli me rouler dessus, hurlai-je en proie à l’hystérie.

C’est certes regrettable ; néanmoins c’est aussi plutôt fréquent. On s’étonnera qu’un citadin comme vous outre mesure s’en émeuve.

Je me rendais à un rendez-vous amoureux…

A votre âge, ce n’est pas si mal. Comme quoi il ne faut jamais dételer !

J’ai la trique, monsieur l’agent !

Cela ne concerne en rien la police.

J’ai la trique depuis plus de quarante ans, comprenez-vous ce que cela représente ?

Là vous me prenez au dépourvu… Est-ce une malformation qui vous a empêché de trouver une bonne âme pour vous soulager ? Contrairement à ce que l’on pense généralement, les forces de l’ordre ne sauraient venir à bout de tous les problèmes des citoyens.

Foutez-moi la paix ! Je n’en peux plus, faut que j’me les vidange…

Dites donc, fiston, attendez un peu. Ne seriez-vous pas en train de me dire que vous avez envie d’enculer la police… Triste mentalité !

Le chauffard continuait de se vider de son sang, à moitié comateux ; mais c’était surtout en ce qui me concernait que cette affaire n’allait pas en s’arrangeant. On était en plein malentendu et j’étais bien trop remonté pour m’expliquer clairement face à ce flic borné.

Hors de moi-même, je me regardais faire, je m’entendais vociférer sans me reconnaître. C’étaient des décennies de tension, de frustration qui soudain remontaient à la surface. C’était Tchernobyl avant l’heure et tous les dangers de l’industrie nucléaire. On se perdait dans un nuage radioactif…

Des renforts arrivaient pour rendre la situation plus inextricable encore. J’entendais une sirène qui se rapprochait. Comme j’étais arrivé à proximité de son domicile, j’aperçus également Janine en train de rentrer chez elle avec à son bras quelque jeune homme de son âge.

Sexuellement expérimenté, lui, j’étais prêt à en jurer. Ils se roulèrent une pelle avant d’entrer dans l’immeuble. Toute l’agitation que j’avais provoquée n’attira pas sur moi l’attention de Janine. Probablement se sentait-elle déjà fort éprise de son nouveau petit ami.

 

 

Des ennuis, bien sûr, je n’ai pas manqué d’en avoir. Quelques heures de détention suivies d’une convocation au tribunal de police. Une forte amende puisque déjà l’habitude se prenait de renflouer les caisses.

Bien sûr, Solange et Janine ont dû se résoudre à faire des mariages sans éclat. Toutes les nymphettes à l’âge de la retraite devaient se caser, c’est-à-dire bien avant la trentaine.

J’ai attendu encore six longues années avant de rencontrer Simone. Simone ne correspondait en rien à la femme que j’avais tant espérée ; toutefois à soixante et un ans j’aurais épousé n’importe qui, et c’est d’ailleurs ce que j’ai fait.

Momone, je ne l’ai pas eue neuve, on s’en doute. Certains même la trouvaient trop usagée. Il y avait aussi chez elle un fond d’égocentrisme, j’en étais persuadé. Puisque la mode était aux mariages d’amour, par conformisme j’ai fait semblant de l’aimer.

Vivant enfin en couple, j’ai alors connu le grand soir. Il faut avouer que celui-ci ne m’a pas vraiment marqué, pas plus que les autres qui ont suivi, jusqu’à ce que nous abandonnions la partie préférant sagement faire chambre à part.

Peut-être, on s’en rappellera, n’avais-je pas le bon outil, ou bien était-il simplement trop tard...

 

10 février 2024

NOUVELLE INEDITE : LES PETITES FILLES REVENT DE CHATS ELECTRIQUES

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Les murs des prisons tombent parfois sur des paysages bien arides. Elles sont deux évadées piégées dans un désert sans fin. Deux petites âmes innocentes à tort condamnées aux flammes de l’enfer éternel. Seuls des mirages cruels viennent les distraire de leur lente agonie. Ecrasées entre ces deux incandescences, celle du ciel et celle de la terre, les contours de palais ou d’oasis soudain se dessinent en face d’elles pour être aussitôt balayés par une main sans pitié. Leur salut semble toujours remis à plus tard par des dieux désinvoltes. Il s’ensuit alors une nouvelle marche où elles se dessèchent comme des momies. Dans leurs bouches un reste de salive seulement que leurs gorges douloureuses ne leur permettent plus d’avaler.

Elles donneraient sans hésiter les maigres biens dont elles se sont chargées contre une unique goutte d’eau. Aussi fières soient-elles, elles accepteraient toute une vie d’esclavage pour cette goutte si précieuse.

Elles poursuivent leur chemin au hasard, n’ayant plus en plein jour les étoiles pour se guider, dans un demi-délire ou un délire total. La sensation de marcher leur est devenue du reste étrangère. Seule la douleur dans chaque cellule de leur être leur rappelle qu’elles ne sont pas étendues enroulées dans ce linceul brûlant mais qu’elles appellent de tous leurs vœux. Seule une lassitude plus profonde et plus irrémédiable encore que la mort témoigne qu’elles n’ont pas franchi la barrière et sombré dans une définitive inconscience.

Cent fois elles tombent et cent fois elles se relèvent. Perdant dans leur chute et leur rétablissement des forces pourtant précieuses. Egarées, elles auront tourné en rond à la manière opiniâtre et exaspérante du hamster dans sa roue. Suivant quelquefois le bon cap, plus aucune caravane n’aura été en mesure de rivaliser avec elles en vitesse et en endurance.

Hors de question d’abandonner.

Parce que crever, c’est un truc de gonzesses. Elles valent mieux — beaucoup mieux — que ces pétasses prêtes à tourner de l’œil sitôt que le mercure commence à bouillonner.

Ce sont toutes deux des dures à cuire. Et pour l’heure, ça tombe bien.

 

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La langue tirée, la paupière lourde, elles piquent soudain un sprint dans l’espoir d’atteindre avant qu’il ne disparaisse ce nouveau mirage qui les nargue.

Enfin, elles parviennent à le prendre de vitesse. C’est en rigolant comme deux petites folles que Karine et Audrey s’affalent sur deux chaises du Bar de la plage.

Au serveur intrigué mais charmé par leur grâce juvénile, elles commandent deux Coca et des perfusions salines à gogo. Une ambulance aussi, mais un peu plus tard.

 

Audrey a la larme à l’œil en songeant à ce jour d’un lointain été où tout lui paraissait plus bleu et plus beau. Sa petite taille avait cessé d’être un handicap. A cause de leur différence d’âge, et d’autre chose qu’Audrey n’avait jamais été en mesure d’identifier (une faute à l’égard de sa grande sœur, peut-être, une maladresse d’enfant mal dégrossie aux conséquences disproportionnées) leurs jeux communs, les moments de complicité avaient été rares.

Le temps ne les a pas séparées comme il arrive souvent au sein d’une famille. Karine et elle ont grandi sous un même toit sans jamais nouer de relations profondes.

Il y a, comme celle-ci, des erreurs inexplicables.

 

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Sur le zinc tiède encore, les pas d’Audrey résonnent.

La vie redevient supportable loin des hommes. Les anges vivent au ciel et la petite Audrey domine la cité. L’euphorie qui la prend lui permet de vaincre sans trop de peine son vertige. L’homme sait oublier ses peurs pourvu qu’il en tire une juste récompense. N’arrive-t-il pas à dominer son angoisse d’être enfermé (toute une journée) en échange d’une poignée de vil argent ? La perspective d’un échange — et nul besoin au fond qu’il soit juste — gomme à coup sûr bien des réticences. Et si le travailleur est prêt à brader sa liberté, quoi d’étonnant qu’Audrey se moque de se rompre le cou afin de connaître cette merveilleuse légèreté de l’oiseau.

Les toits sont une brèche sur un monde parallèle. Un autre point de vue sur une ville trop connue depuis lequel les contraintes semblent inexistantes. Audrey découvre le secret des alpinistes : on ne respire bien qu’en altitude. A force d’expéditions himalayennes, c’est là un fait avéré auquel la raréfaction de l’oxygène ne change rien.

Audrey s’enivre de cet air pur qu’elle ignorait et qu’on ne goûte qu’après avoir rompu ses chaînes.

Tout au bord du vide, un peu terrifiée quand même, elle esquisse un petit pas de danse.

La rumeur de la ville s’atténue à mesure que le monstre aux mille lumières s’assoupit. Audrey en renifle encore les odeurs puissantes. Elle entend ses derniers cris poussés par des gamins livrés à eux-mêmes. Dans un quasi-état d’abandon parental, certains ont son âge et aussi peu d’avenir qu’elle si son pied glisse. Tous, grands ou petits, son malheureux de ne pas savoir regarder en l’air.

L’existence dans les nuages est un privilège aristocratique. Avec les anges pour dévoués sujets, Audrey est princesse, Audrey est reine. Audrey est à la tête d’un royaume surnaturel.

Elle doit son sacre à Myeou. N’est-on pas souverain de droit divin, après tout ?

Audrey sait que derrière les multiples yeux luisants du monstre se cachent des hommes. Des hommes prisonniers de leur bienfaisante et morne routine. Certains s’efforcent de s’élever par la pensée ou bien le sexe. Efforts dérisoires de gens qui ignorent l’existence du monde suprême. Il faut davantage que des méditations ou bien de ridicules galipettes pour accéder au royaume des toits.

Il est indispensable d’avoir un passeur, un guide.

 

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Alors là, pendant longtemps, des toits Myeou complètement s’en fiche. Attend-il une révélation ? Ou bien de sentir en lui assez de force, assez de dignité ? Il est possible que seuls des matous experts aient l’aptitude de relever le défi des hauteurs.

Par un beau soir, cette indifférence de statue se mue en attirance irrésistible. Myeou, obstinément, cogne contre la vitre. Avec sa patte d’abord, puis de tout son corps. Rien ne le ramène à la raison. Ni les supplications de sa jeune maîtresse. Ni ces caresses sous le menton qui, en des temps de Félis Catus épris du plancher des vaches, le font saliver de délice. Quel autre choix que d’entrouvrir la croisée ? Celui de consulter les pages jaunes et d’appeler en urgence un vitrier ?

C’est avec un fatalisme mêlé de tristesse qu’Audrey voit Myeou entamer une nouvelle carrière d’équilibriste. Le vide prêt à le happer au premier faux pas comme une main gigantesque. Audrey en a assez dans sa petite tête pour savoir combien le vide voudrait être plein. Insatiable, il multiplie les appels afin de se gaver.

Myeou a tous les talents. Seulement il ne sait pas voler.

Le soulagement d’avoir mis fin au tintamarre ne dure guère. Il ne survit pas, c’est certain, à la disparition de Myeou derrière une cheminée. Audrey espère encore que sa bestiole par sa propre audace effrayée va vite opérer un demi-tour. Elle se met à compter les secondes comme l’on compte les kilomètres sur une route interminable. Elle a beau compter plus vite, elle a beau appeler Myeou comme on appelle au secours, son ingrat petit compagnon ne revient toujours pas.

Kidnappé par la liberté ou par une chute sans fin. Par deux mondes en somme d’un épais mystère pour Audrey.

Et puis c’est bien trop d’inquiétude ou bien trop de curiosité pour cet inconnu.

A son tour, Audrey se faufile. A son tour, Audrey découvre des voitures guère plus grosses que celles qu’on expose dans des vitrines.

Myeou, l’animal sacré d’Egypte. Myeou, fils de Bastet, déesse de la musique, de la danse, de la joie et de la maternité. Myeou entre deux mondes a des allures de petit sphinx quand il contemple la voie lactée dont il semble issu comme tous ses pareils.

 

C’est le jeu de la souris.

Pourtant Myeou n’a trouvé qu’une plume. Sans doute se dit-il que c’est à l’oiseau entier qu’il a affaire. Les chasseurs n’exagèrent-ils pas toujours l’importance de leur capture ? Et un oiseau qui ne s’envole pas, n’est-ce pas un peu une souris ? Il ne fait aucun doute que la tactique du chasseur de souris sera la plus adaptée à la circonstance.

Myeou alors s’aplatit. Son derrière s’agite. Il hésite. Sautera, sautera pas ? Audrey qui connaît son manège se laisse abuser. Elle pense que Myeou va renoncer et le voici qui s’élance. Il se soucie peu du mortel bitume qui l’attend, trois étages en dessous, s’il rate son affaire.

Myeou atterrit juste à côté de la plume après un bond d’une précision extrême. Audrey en rit de bonheur, Audrey applaudit. Porté par ces encouragements ou par sa propre logique meurtrière, Myeou dresse la patte pour le coup de grâce. C’est alors qu’un zéphyr agite la plume. Avec satisfaction, Myeou voit son ennemi se mettre à trembler de peur. Mais sa jubilation s’efface lorsque la plume se place hors de sa portée. Nos ennemis sont tenaces. Sans doute estiment-ils qu’il nous est impossible de nous passer d’eux.

Contrit, Myeou se demande ce que les oiseaux qui ne volent pas, s’ils ne sont pas des souris, peuvent bien être.

Après deux entrechats, Audrey devenue une experte funambule vient prendre Myeou dans ses bras. Elle aime lorsqu’ils sont ainsi serrés l’un contre l’autre. Ils ronronnent et se cajolent jusqu’à ne plus faire qu’un.

En ce monde de rivalités exacerbées, Myeou est bien l’unique à s’abstenir de la juger. En échange de sa sympathie, il n’exige rien.

 

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Rien n’est plus condamnable que d’interrompre le jeu d’une enfant. Ces gamineries, on s’en rend compte par la suite, sont au nombre des grandes joies de l’existence. Une de celles que nul autre désir ne vient troubler. Aucun souci ne semble avoir de prise sur elle. Pour l’adulte, seules les joies de l’amour sont comparables, aussi pleines et entières. Mais l’on sait qu’elles sont trompeuses. L’amour est cruel et ses bonheurs passagers.

Jamais un animal ne vous trahira comme sait si bien le faire l’être aimé.

Audrey en veut tout d’abord à sa sœur dont l’image brisée s’impose à elle. Myeou est le meilleur ami qu’une petite fille puisse rêver d’avoir. Le seul sur terre à connaître tous ses secrets. Leur complicité est si forte, leur bonheur de jouer ensemble si grand que même le visage aux traits brouillés de Karine n’est pas en mesure de gâcher cette fête.

Audrey alors n’en veut plus à Karine. Karine n’est plus une rabat-joie mais une soeur aînée. C’est cette affection qui lui aura permis de s’inviter jusque sur les cimes de la cité. Une sœur aînée même si elle est une sœur étrangère.

 

Le mal est si considérable qu’il faut pour Karine un médecin de chair et d’os. Un médecin 3D comme on n’est plus habitué à en voir. Un médecin qui se déplace puisque Karine ne peut plus marcher. Qu’elle peut à peine bouger. Encore ne s’agit-il le plus souvent que de mouvements réflexes. Les canards, Audrey a-t-elle entendu dire quelque part, continuent de battre des ailes après qu’on leur a tranché la tête. Ça a quelque chose de monstrueux aussi la façon dont Karine se raccroche à la vie. Quelque chose de mécanique. Mais Audrey ne veut surtout pas y penser.

Elle se rappelle leur dernier mail. Audrey et sa sœur communiquaient encore par mails. Des bêtises, des agaceries de mouflettes. Seigneur, comment s’y prendre autrement ? Elles s’entretenaient par l’intermédiaire d’un réseau informatique même lorsqu’elles se faisaient face. Si les autres mails perdaient de leur vigueur, comme lancés dans le cyberespace par une batterie qui se vide, le tout dernier était incohérent.

Audrey en a la certitude, Karine ne réfléchit plus de façon conventionnelle. Si elle s’exprime encore, ce n’est pas forcément par des mots. Karine a fait le grand bond. Elle a fusionné avec le réseau. Si Audrey continue d’attendre des nouvelles de sa sœur, elle serait bien étonnée d’en recevoir.

De sa grande sœur en face d’elle et si lointaine.

 

Le médecin choisi pour Karine est une femme d’expérience dans la soixantaine. Tranchant par son allure décidée dans un monde qui hésite, elle semble tout savoir. Elle ne sait rien du tout.

Alors docteur ? questionne d’une voix tremblante la mère des deux filles. Et elle se fiche pas mal du manque d’originalité de sa question. La question est la même depuis qu’il existe des malades et des médecins et elle ne saurait être changée. Le médecin est une divinité qui accorde la mort ou la vie. L’on redoute son courroux et l’on prie à genoux pour obtenir sa mansuétude.

Il n’y a rien d’autre à gagner qu’un report, mais quel report ! Ce monde est empli de sursitaires qui, entre deux formalités administratives avec les toubibs, oublient ou bien se résignent on ne sait comment à leur morne condition.

Ce monde sera enfin joyeux lorsqu’il ne sera plus peuplé, comme les agences d’intérim, de travailleurs précaires. Lorsque la médecine aux avancées toujours surprenantes aura fait de nous des immortels. Seuls les increvables se fendent la poire. Les autres peinent à monter la pente.

Votre fille ne vous reconnaît pas et ne vous reconnaîtra plus. Tant qu’elle aura la force et la volonté de s’alimenter, ma foi, elle pourra demeurer avec vous… Ensuite ce sera l’hôpital où on la nourrira par sonde gastrique. Je ne sais pas si c’est souhaitable, mais il arrive à certains malades de tenir le coup pendant des mois. Sans doute ont-ils atteint une sorte de contentement. Hélas, leur corps dont ils cessent de s’occuper obligatoirement se détériore.

Je ne puis me résoudre à perdre espoir. Il existe forcément un moyen pour qu’elle revienne. Son cerveau semble connecté à l’Internet 24 heures sur 24, je ne sais même plus s’il lui arrive de dormir. Je lui envoie des messages. Je m’efforce de l’inciter à reprendre pied dans le monde réel.

A ma connaissance, le voyage qu’a entrepris votre fille est sans retour. Des médecins, des spécialistes de l’informatique se sont penchés sur de nombreux cas similaires. Ils n’ont pas obtenu de résultats probants.

Et si je la débranche net…

C’est une manière de procéder.

Peut-être que personne avant moi n’y a pensé…

Videz l’eau du bocal et le poisson rouge cessera de tourner en rond. Quant à savoir s’il s’en portera beaucoup mieux…

Notre monde part à vau-l’eau, sanglote la mère.

Pas du tout. Il fonctionne beaucoup trop bien au contraire. Tous ces appareils conçus pour nous simplifier la vie l’ont rendue complexe au point qu’elle devienne insupportable.

Ma petite Karine paraissait heureuse…

Foutaises. Il n’existe plus de gens heureux. La société mécanisée y veille et les presse jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que l’écorce.

 

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La mère des deux filles ne comprend pas. Les mères ne veulent jamais rien comprendre. C’est ce qui rend nos rapports avec elles si complexes. C’est à croire qu’elles ont oublié qu’elles ont été elles-mêmes des enfants. La maternité est un oubli de ce passé qui agace les femmes dont l’existence ne se conjugue qu’au présent. Est-ce pour cela que toutes les femmes surveillent tant leurs règles et que le soulagement qu’elles éprouvent à leur arrivée se teinte toujours d’un peu de désespoir ?

Mon Dieu, est-ce possible ? Ma petite Karine a toute la vie devant elle.

Certes, mais laquelle ? réplique le médecin. Mère aussi. Mère comme toutes les autres. Cependant plus lucide. La déformation professionnelle, que voulez-vous… Les médecins condamnés par leur métier à prolonger des vies ne peuvent pas se demander ce que leurs patients en font. Le plus souvent c’est à frémir.

Les gens ne comprennent rien qui redoutent la mort alors que celle-ci est moins dure à affronter que le temps qu’il leur reste, et qu’ils cherchent sans arrêt, de façon inconséquente, à rallonger.

Le médecin poursuit sur sa lancée :

Le surpeuplement de nos cités rend pénible notre vie quotidienne. De cette inflation démographique galopante résulte une dévalorisation de la personne humaine. Seul ce qui est rare est précieux. Il nous faut en outre supporter le stress de l’information continue et d’une publicité particulièrement agressive.

Evidemment, c’est pas de la tarte.

Les malheureux qui errent dans ce désert se mettent nécessairement à la recherche d’une oasis. A cela s’ajoute, vous devez en convenir, une prédisposition au narcissisme chez votre enfant.

Karine n’est pas une gosse à problèmes.

De qui donc parlons-nous alors ?

C’est d’accord, Karine est d’un caractère difficile. Elle s’est toujours montrée exagérément jalouse de sa petite sœur.

Sur le réseau, Karine a le sentiment de recevoir les attentions qu’elle mérite, que ce soit de la part des autres usagers ou des innombrables publicitaires. Elle est choyée par un monde marchand qui l’interpelle et conserve en mémoire les détails de toutes ses connexions.

 

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C’est le jeu de l’oiseau.

Le vent a rabattu la plume.

Cette fois, Myeou a clairement identifié sa proie. Le voici prêt à jouer à pigeon vole. Il bondit en fier carnassier. Il tend ses pattes de devant après que celles de derrière l’ont propulsé sèchement, comme un ressort. Doigts écartés, toutes griffes dehors, enfin il s’empare de cet animal hypocrite qui veut faire croire qu’il trottine, et puis qui, majestueusement, s’envole.

Tant d’excitation fait oublier à Myeou combien son équilibre est précaire. Cherche-t-il à reprendre appui qu’il ne trouve que le vide. Myeou a moins d’une seconde pour prendre la décision qui préservera l’intégrité de sa petite personne. Sa patte avant droite maintiendra la plume prisonnière, la gauche lui sauvera la vie. Les pattes arrière joueront un rôle moins noble que précédemment. Elles s’efforceront de hisser sa carcasse sur le rebord tandis que les griffes s’useront, se casseront sur le crépi du mur.

Panique à bord. L’affaire est si délicate que Myeou en oublie la plume. Celle-ci repart à l’aventure et Myeou lui envie sa grâce à monter vers les nuages, portée par un courant d’air tiède.

Myeou s’agriffe mais peine à s’élever. Ses efforts pour se mettre en sécurité demeurent vains.

La main de son amie apparaît sur la gouttière où il se retient. Audrey oublie toutes ses craintes pour venir en aide à son compagnon. Après tout n’est-elle pas la souveraine des sommets ? Elle refuse d’envisager que quelque chose puisse lui arriver.

Myeou fatigue et le temps presse.

Dans son souci de bien faire, pour être plus proche encore de la victime à secourir, Audrey commet l’erreur de s’appuyer sur la gouttière plutôt que sur le rebord du toit. Enfin Audrey a attrapé Myeou. Cependant la gouttière ancienne s’incline et sa capitulation s’accompagne d’un bruit sec.

Audrey et Myeou…

Un interminable instant plus tard, on retrouve sur la chaussée souillée des jours ordinaires une petite fille disloquée ainsi que les débris de son chat électronique.

 

Karine dans sa transe lugubre refusera désormais toute nourriture. Le dernier lien qui la retenait à un monde grotesque de chair et de souffrance vient de se rompre.

Karine ne pense plus à la manière du vulgaire. La base deux, l’alternance du 0 et du 1, a chassé tous ses raisonnements complexes et enchevêtrés d’ado en crise. Pourtant elle se rend compte qu’un poids considérable vient de lui être ôté. Après quelques longues années de malentendu, Karine est redevenue fille unique.

Il est des rancoeurs, des jalousies qu’on emporte avec soi où qu’on aille. Jusque dans la tombe, peut-être… On les emmène en tout cas sur Internet.

Pour Karine indissociable du réseau, entrer dans les circuits de Myeou, faire sauter une à une ses sécurités, le reprogrammer afin de lui donner des manies d’alpiniste a été chose plutôt aisée.

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26 janvier 2024

NOUVELLE INEDITE : ARTHUR ET GINA

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La montée de l’orgasme s’accompagne, dans l’organisme, d’un déferlement d’adrénaline qui, littéralement, vous soulève ; vous emporte au-delà des cimes. D’où le caractère mystique pour certains de l’acte sexuel alors qu’il ne s’agit là que d’un peu de chimie amusante à la portée de tous. Mais l’on se grandit toujours effrayés qu’on est d’avoir à se comparer au couple de lapins affairés à préparer la prochaine fournée. Une de plus. Toujours on se refuse d’être un de plus. Remplaçable à l’infini et un peu égaré quand même dans la multitude.

On ne demande qu’à confondre, sans vergogne qu’on fait un faux témoignage. On prétend avoir aperçu le Grand Tout, alors qu’on explorait le grand vide de notre existence. Celui qui nous amène en pères peinards du néant à la mort.

Et voilà le travail, c’est alors quelle prend son pied avec un abandon et une gourmandise qui, toujours, l’homme excite, que Gina commence à fumer. Arthur lancé comme un bolide s’efforce de poursuivre comme si de rien n’était. Flatté même, qui sait ?

Seulement ça ne s’arrange pas par la suite. Ah, mais non ! « Houba, houba ! » qu’elle répète Gina, d’ordinaire plus diserte, tandis que ses yeux clignotent de manière incontrôlable. Et dangereusement éteint, ce regard, derrière les stores qui montent et qui descendent.

Tiens, pour ne rien arranger, il faut l’appuyer contre un mur, la Gina, pour qu’elle reste debout. Plus moyen de l’emmener dans le monde sans un support, c’est d’un commode !

Il se fait tard et Arthur est bien embêté, c’est qu’il l’aime sa Gina. Et puis il n’avait pas prévu — pas prévu du tout — qu’un pareil incident viendrait gâcher sa soirée.

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Les boutiques ne ferment plus. De jour comme de nuit. On en est plus à discuter d’ouvrir ou pas les dimanches et fêtes. C’est le capitalisme triomphant. Quels que soient les dégâts que ça provoque, jamais ça ne cessera ce système-là. Le capitalisme est l’expression de toutes nos petites qualités et de tous nos gros défauts. Autant dire qu’il en reste encore pour un paquet d’années.

Il n’y a plus personne dans les boutiques, ou plutôt il ne reste plus que les clients qui n’achètent pas en ligne. Pas de quoi mobiliser une troupe de vendeurs. C’est face à un hologramme qu’Arthur s’exprime.

Arthur a fait s’asseoir sa compagne Gina sur une chaise. La seule peut-être de la boutique où l’on n’en a pas besoin. Gina regarde le plafond la tête en arrière, un peu comme si elle avait la nuque brisée. Son visage — cette partie de l’être si complexe à animer et qui nous est si précieuse — est agité de tics. Gina chantonne également. Gina nous gratifie d’une version rap de l’hymne national en verlan. On a rien entendu de plus provoc depuis le massacre de My way par les Sex Pistols. Rien de plus discordant non plus.

Ma bonne femme a eu un coup de mou pendant que je bandais dur, raconte Arthur.

On voit ça tous les jours, monsieur. De quelle marque et de quel type est votre androïde femelle ?

Arthur s’exécute. Arthur n’aime pas appeler Gina autrement que par son prénom. Mais l’adversité vous réduit souvent à la plus simple expression. Pour Gina, c’est celle du tas de ferraille. Faut faire avec et ce n’est pas si souvent qu’on est obligé de faire avec à cause de Gina. Avec Gina, on est dans la sublimation.

Curieux, je ne trouve pas d’androïde avec ces références dans ma banque de données. Etes-vous bien certain de l’avoir acquis dans notre réseau de vente ?

Evidemment que oui. Un pareil événement ne s’oublie pas dans la vie d’un pauvre type. C’est pas tous les jours qu’une banale carte de crédit vous permet d’acquérir le grand amour.

Quel âge a votre androïde ? Est-il encore sous garantie ?

Là, Arthur pressent les emmerdes. De gros. On lui a déjà chanté ce refrain quand son micro ondes est tombé en rideau.

Euh, cinq ans…, lâche-t-il d’un ton embarrassé. En fait, Gina, il s’en souvient parfaitement, en a sept. Sept ans de bonheur, c’est si vite passé.

L’hologramme s’esclaffe.

Cinq ans ! Vous vous fichez de ma gueule… Avec l’obsolescence programmée, plus aucun bien de consommation n’est réparable au-delà de 18 mois. Les pièces seraient-elles encore disponibles que ça ne manquerait pas de foirer à côté tout de suite après. Réparer ce vieux clou revient à perdre votre temps et votre argent. Je vais tout de suite vous montrer notre catalogue de nouveaux modèles.

 

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Arthur, en temps ordinaire, n’est pas un homme de caractère. Plutôt un faible, disons. Un individu moyen. Seulement le voici confronté à des circonstances plutôt inhabituelles. Parce que la perte du grand amour… Même si l’on a tout commercialisé… Tout banalisé… Même si l’on s’efforce de nous faire croire que tout est remplaçable… Le grand amour, hein ?... Aussi se met-il à gueuler l’Arthur. Et plutôt fort pour un faible. Dans le sens inverse de lui-même, jusqu’à ne plus se ressembler. Ce que l’on nomme l’instinct de survie.

Arthur qui gueule, ça donne ceci. Un petit mec qui en a marre de s’entretenir de choses d’une importance vitale pour lui avec un hologramme dont le modèle est peut-être mort depuis dix ans. Arthur humilié de s’expliquer avec un fantôme animé par un ordinateur surdoué. Si humilié qu’il en oublie le progrès qui pourtant impose le respect, Arthur. Et puis qu’est-ce que le progrès entend à l’amour ? Arthur exige, et en des termes véhéments, une discussion d’homme à homme. Tant pis que le vendeur, par souci d’économie, soit sur un site de vente à l’autre bout du pays ou beaucoup plus loin encore parce que le libre échange n’est décidément pas fait pour les chiens. L’amour, le vrai, se joue des distances. L’amour triomphe de tout et Arthur est convaincu d’obtenir gain de cause pourvu qu’il puisse s’entretenir avec un être humain.

L’hologramme soudain disparaît tandis que Gina pétarade d’un air de fête. Arthur va être mis en liaison avec une vraie personne. Toute prête à reconnaître que Gina, après tout, n’a besoin que d’un ou deux petits réglages pour redevenir cette épouse parfaite qu’elle a toujours été.

Seulement voilà qu’on présente à Arthur le catalogue des androïdes de l’année. Il n’y a peut-être plus dans cette enseigne aucun être humain affecté au service après-vente.

 

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Alors docteur, quel est votre diagnostique ? Est-ce grave ? questionne Arthur au comble de l’anxiété.

Le technicien fait la moue.

Ca vaut toujours mieux qu’une jambe de cassée, toutefois…

Arthur bondit de son siège. Il vomit les toutefois. La passion ne s’encombre pas de nuances. Mais qu’est-ce qu’ils en savent tous ces autres gens de la passion ; eux qui (par bonheur) ne sont pas les amants de Gina ? En un clin d’œil, Arthur revoit mille moments des plus intenses, mille moments de la plus grande complicité. C’est une fusion au-delà des lois physiques qui s’est établie entre eux. Il y a entre Arthur et Gina quelque chose de subversif. Leur amour échappe à ces multiples règles qui étouffent le monde. C’est bien l’unique subversion qu’Arthur connaîtra jamais. Dieu soit loué.

L’amour, le vrai, peut claudiquer, jamais il ne se cassera la gueule. Alors votre jambe de cassée, docteur… Dites le fond de votre pensée, rien ne nous fait peur à Gina et à moi.

Je vois à peu près ce qui cloche, le problème ça va être de trouver les bonnes pièces de rechange. Dans le domaine des androïdes comme en beaucoup d’autres, il sort sans arrêt de nouveaux modèles. Nous autres, réparateurs, sommes submergés par les références. Sans compter que la technique évolue et que la fabrication des divers composant ne dure pas.

Docteur, faites preuve d’un peu d’astuce et d’imagination. Je ne vous demande pas que Gina soit strictement d’origine et vous pouvez la customiser un brin si c’est pour la bonne cause. Je ne passe pas pour un joyeux drille, mais la fantaisie point ne m’effraie s’il s’agit de Gina.

On peut toujours essayer. Toutefois je ne vous garantis pas le résultat.

Même si elle bave un peu, ça restera toujours ma Gina.

Il vous faudrait une veine de cocu pour qu’elle redémarre, et l’ennui avec les androïdes c’est qu’ils sont fidèles comme un vieux chewing-gum !

Une boutique minable au fond d’une arrière-cour avec quelqu’un à l’intérieur. Un réparateur toutes marques qui vient d’ausculter Gina en proie à des convulsions. Longuement. De nos jours, le commerce à visage humain ne paie pas de mine. Voilà pourquoi on s’en détourne. Le monde a été conquis par les machines. Et même que bêtement on en redemande.

Arthur ne saurait dire d’où il tient cette carte de visite qu’il a scannée pour obtenir le plan qui l’a amené jusqu’ici. Le visage humain est devenu exceptionnel. Quasi miraculeux. Arthur est arrivé dans ce souk informatique comme on s’en va à Lourdes. L’aspect surnaturel de l’endroit déjà vous réconforte.

 

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Une autre cliente apparaît. Jeune encore et fort jolie. La porte émet une petite sonnerie chaque fois qu’elle s’ouvre. Ce n’est pas un banal faisceau laser qui s’en va réveiller un quelconque hologramme. C’est un appel adressé à quelqu’un de vivant. On en a tout de suite le cœur réchauffé. Entre nous soit dit, c’est merveilleux.

Du nouveau en ce qui concerne Paul-René ? interroge-t-elle au comble de l’anxiété tout comme Arthur, on le sent bien.

Que dalle, ma petite dame ! lâche le technicien lapidaire après lui avoir fait l’aumône d’un bref regard.

Paul-René n’en est pas à son premier bug, tout de même, insiste-t-elle implorante.

Oui, mais peut-être bien que c’était le dernier. Enfin, je vous l’ai dit dans mon mail que ça allait prendre un paquet de temps pour le réanimer votre Paul-machin, à supposer qu’on y parvienne.

Il ne suffit pas de le rafistoler à la va-vite. Il faut aussi qu’il redevienne ce sacrément bon coup qu’il était.

Après cette remarque la cliente s’en va, attristée. Plus bouleversée encore, s’il est possible.

Qu’il est loin le temps où la femme se satisfaisait d’un vibro-masseur, lâche le technicien avant de revenir à Gina allongée sur une table et branchée à divers appareils dont les cadrans oscillent ou clignotent à l’ancienne. Gina comateuse et évoquant le rebut industriel. Atroce vision de son grand amour pour Arthur.

 

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Débouchant de l’arrière-cour, Arthur découvre la jeune femme en train de sangloter. Réservé d’ordinaire ; toujours sur le qui-vive même dans ses rapports avec autrui qui obligatoirement ne doivent pas échapper au cadre du politiquement correct, Arthur sans réfléchir serre la jeune femme dans ses bras. Celle-ci sans réfléchir non plus s’abandonne à son étreinte toute fraternelle. Ils n’échangent tout d’abord aucune parole, les grandes douleurs sont muettes. Ils en viennent malgré tout à jacter. Les grandes douleurs liées à la technologie toujours, évidemment, sont compliquées.

Cela fait-il longtemps… pour Paul-René et vous ? demande Arthur quelque peu imprudent.

Trois ans. Autant dire une éternité.

Ma Gina enchante mes jours et mes nuits depuis sept ans, se confie Arthur pas loin de se répandre en pleurs lui aussi.

Sept ans ! Pas étonnant que ce vieux clou vous laisse en rade. Tous les membres de ma famille changent leur matériel électronique presque chaque année.

Certes, Gina tire un peu la langue dans les montées, seulement qu’est-ce que l’âge quand on aime, n’est-ce pas ?

Tout de même, ça ne vous dérange pas de passer pour un ringard avec votre antiquité ? Moi, je crois bien que je me cacherais.

 

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Trop vive est leur peine pour qu’ils puissent l’affronter seuls, l’un et l’autre. Mais l’un avec l’autre, il en va tout autrement. Face au malheur, ils se soutiennent. Leur malheur est si grand qu’il leur faut s’arracher de rauques cris de volupté. Que lorsqu’ils ont enfin fini, très vite ils recommencent.

Peut-être souhaitent-ils parvenir au bout de leurs forces, au bout d’eux-mêmes, dans l’espoir d’être libérés de ce fardeau qui les écrase… Quoi qu’il en soit cette tentative désespérée est magnifique. Bien trop belle pour qu’ils en éprouvent un quelconque remords.

Entre deux assauts, il leur arrive de causer. Pas beaucoup puisqu’en se disant qu’ils aiment chacun de leur côté, ils se sont tout dit.

Ils ne font que parler de ce qui les porte, de ce qu’ils ont de mieux : leur amour.

D’abord Arthur :

Je suis un homme simple, pour moi une vraie femme est trop compliquée. Du reste je refuse d’acquérir un de ces robots modernes capable d’évoluer en s’appuyant sur ses expériences passées ou de se mettre en contact avec d’autres androïdes afin d’accroître ses capacités.

Lise ensuite :

J’ai ajouté quelques programmes à Paul-René, mais des choses assez basiques. J’aime les vrais mecs avec de gros pectoraux et pas grand-chose dans le ciboulot.

Qu’est-ce qu’une bombe comme vous fabrique avec cette tête de fer à demi débile, si je puis me permettre ? demande Arthur.

Avant je jouais les filles arrogantes et brûlantes. Ca me plaisait assez de passer pour une pute. Seulement mes joies étaient gâchées par une excessive jalousie. J’étais incapable de rompre même avec les hommes que je ne supportais plus. Il était inenvisageable pour moi qu’ensuite ils appartiennent à une autre. Si je réussissais à m’éloigner, c’est bien vite que je revenais vers eux.

Vous avez un tempérament de collectionneuse.

Pas du tout, ces relations multiples m’étaient odieuses !

Alors vous manquez de confiance en vous.

Arthur encore :

Vous savez, je n’ai pas davantage de charisme que Paul-René. De ce point de vue vous pouvez être tout à fait rassurée. Mis à part le fait que je n’ai pas de gros muscles, j’ai tout pour vous plaire. Je suis dépourvu de personnalité, c’est une chance que vous m’ayez rencontré.

 

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La nouvelle lui tombe sur la gueule comme une bombe. Tout est ravagé, semble-t-il à Arthur. Pas seulement lui, mais tout le quartier autour. Et même la ville tout entière. C’est peut-être le monde dans sa globalité qui a cessé d’exister. Peut-être bien, ouais.

Décombres, ruines fumantes. Arthur gravement blessé au milieu de tout ça.

Survivant unique. Indicible cruauté du destin qui l’a maintenu en vie.

Sans force, sans réaction, Arthur reste là, prostré. Il pleurniche. Le cul sur les braises de la civilisation, ça fait vraiment mal.

Le technicien pour qui ça devait être un après-midi comme un autre l’a dit à Arthur : Gina est un modèle dépassé pour lequel il ne peut décidément plus rien faire. Hé voilà ! Au revoir, monsieur.

Un après-midi comme un autre… Quel con, ce type !

Gina démodée… Quel fou !

Bien des jours passent avant que l’univers ne se reconstruise. Même mal barré, même quand il nous apparaît flou, l’univers est toujours là. C’est pour ça qu’on s’est inventé la fin du monde. Parce que l’univers, on le sait bien est indestructible. Avec ou sans nous.

L’univers, c’est pas bâti comme du pavillon de banlieue avec des portes qui grincent et des gouttières en plastique. L’univers c’est du sérieux, même qu’on n’est pas là pour rigoler. Le seul qui se marre, peut-être, c’est le Grand Bâtisseur d’univers. Et en pensant à nous qui jamais ne viendrons au bout de son truc. Toujours ça continue.

 

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Lise, au secours !

D’un doigt aussi hésitant et tremblant que le reste, Arthur qui n’a rien bouffé depuis des jours, ce faible résidu d’Arthur, compose le numéro de Lise.

Mais celle-ci est métamorphosée, joyeuse. Une pile électrique.

Vivez donc avec votre temps, Arthur ! Laissez-vous emporter par le courant de la technologie. Quelle serait notre raison d’être sinon ? Balancez donc votre Vanina, ou je ne sais plus qui. Je viens de me débarrasser de mon Paul-René bouffé aux mites au profit d’un nouvel androïde. Vous n’imaginez pas tous les plaisirs qu’il me procure. C’est très sexe entre nous. Je n’ai encore jamais eu d’orgasmes de cette qualité. D’ailleurs, je vous quitte, il me réclame. Que dis-je ? Il exige que je vienne. C’est un vrai macho !

Je vous souhaite une bonne continuation, Lise, murmure Arthur dépité.

Je vous dois tant, cher Arthur. N’est-ce pas vous qui m’avez fait prendre conscience de mon manque de confiance en moi ? Eh bien, j’ai choisi d’aller de l’avant.

 

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Il n’y a pas si longtemps encore, on voyait roder nuitamment dans le square à côté de chez nous un curieux bonhomme qui poussait une chaise d’invalide dans laquelle était installée une androïde depuis longtemps hors service.

Parfois il s’arrêtait pour la serrer dans ses bras en pleurant, ou bien il lui adressait de longues déclarations d’amour alors qu’ils arpentaient les allées du square durant des heures entières.

Mais quelquefois, continuant de parler tout seul, c’est à une certaine Lise qu’il s’en prenait. Infatigable comme à son habitude, il lui expliquait qu’amour rimait avec toujours et que la possibilité de vivre un grand amour était bien la seule chose qui différenciait l’homme de l’animal.

Et puis, subitement, après l’avoir engueulée, c’est à cette Lise qui l’obsédait tout comme l’androïde qu’il déclarait sa flamme.

Ce type n’avait pas l’air vraiment dangereux, toutefois j’ai été soulagé lorsque les flics sont venus le cueillir pour l’emmener, m’a-t-on dit, en hôpital psy.

On ne l’a plus jamais revu et c’est très bien comme ça. Ce pauvre gars perdu dans ses délires avait besoin qu’on le soigne.

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15 janvier 2024

NOUS IRONS ENCOURAGER LES COUREURS

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NOUVEAU LIVRE D'ALIX ROCHE-MOULIN ACTUELLEMENT EN VENTE

1967 c'est le Summer of love.

Des jeunes venus du monde entier se réunissent pour célébrer l'amour-libre dans le quartier de Haight Asbury à San Francisco.

En France, du haut de ses six ans, notre narrateur découvre pour la toute première fois l'indicible joie de quitter la triste école des années soixante et de bientôt partir en vacances.

Il rencontre un clown célèbre ou un ancien pilote de courses, mais ce dont il a le plus envie ; alors que son père, employé de bureau, se lance dans la construction navale, c'est d'aller encourager les coureurs du Tour de France.

NOUS IRONS ENCOURAGER LES COUREURS est l'histoire à la fois nostalgique et hilarante d'une société déjà en plein bouleversement.

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4 janvier 2024

NOUS IRONS ENCOURAGER LES COUREURS

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NOUS IRONS ENCOURAGER LES COUREURS, nouveau roman actuellement en vente d’Alix Roche-Moulin.

Extrait

 

Un beau matin de printemps que mon père sortait des chiottes, voilà ce qu’il nous a annoncé…

C’était curieux qu’il se montre si volubile vu que d’ordinaire à la maison c’était plutôt ma mère qui causait et qu’on n’avait pas intérêt à trop la contrarier…

« Cette année, on va aller voir le Tour de France ! »

Je dois m’amuser à proximité à faire rouler ma Peugeot 404 filoguidée plutôt que d’aller me laver le bout du nez, parce que tout de suite j’interviens. Je m’efforce de montrer combien je suis éveillé pour mon âge.

Au fait, elle était d’un beau rouge-grenat ma 404. Une berline. J’ai aussi eu un break qui était une voiture de gendarmes, mais celui-ci était mû par un moteur à friction ; cela dit il me semble que les gyrophares s’allumaient grâce à une pile.

« Y va passer à côté de nos chiottes, le Tour de France ? » que j’ai demandé content de moi.

Mon père a tout de suite lancé à ma mère ce regard éloquent que je connaissais si bien et qui signifiait, si vous n’avez pas pigé : T’es sûre qu’il y a une petite chance qu’il soit de moi, ce môme-là ? Celle-ci lui a répondu par un habituel haussement d’épaules agacé.

« Tu ne verras pas les coureurs depuis la fenêtre des chiottes, même en grimpant sur la cuvette. J’ai appris qu’il y avait cette année une étape Saint-Malo-Caen. Évidemment nous ferons partie de ces gens en vacances dans le coin qui vont pouvoir en profiter. On ne va pas rater ça. »

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28 décembre 2023

NOUS IRONS ENCOURAGER LES COUREURS

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PARUTION DE NOUS IRONS ENCOURAGER LES COUREURS, nouveau livre d'Alix ROCHE-MOULIN. Vente sur internet et en librairies.

 

1967 c'est le SUMMER OF LOVE.

Des jeunes venus du monde entier se réunissent pour célébrer l'amour-libre dans le quarteir de Haight Asbury à San Francisco.

En France, du haut de ses six ans, notre narrateur découvre pour la toute première fois l'indicible joie de quitter la triste école des années soixante et de bientôt partir en vacances.

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  Il rencontre un clown célèbre ou un ancien pilote de courses, mais ce dont il a le plus envie ; alors que son père, employé de bureau, se lance dans la construction navale, c'est d'aller encourager les coureurs du TOUR DE FRANCE;

NOUS IRONS ENCOURAGER LES COUREURS est un récit à la fois nostalgique et hilarant sur une société déjà en plein bouleversement.

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16 décembre 2023

LA SAGA DU VIEUX NOEL

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A Noël, y a pas que les arbres qui clignotent. Les cons aussi.

Noël apprécie le clinquant. Noël nous voit riches et beaux, bons et généreux, fraternels et emplis de confiance en l’avenir. Noël veut nous faire péter plus haut qu’on a le cul, d’où cet intense malaise au moment des fêtes de fin d’année.

Grande célébration de la réunion, Noël commence par exclure tous les médiocres. Déjà ceux qu’ont pas été foutu de fonder une famille ! Où donc réveillonner quand on n’a pas sous la main des gens qui, par la faute des liens du sang, sont obligés de vous supporter…

Noël ressemble à un agglomérat de clans, et si ça vous fait chier cette appartenance à un clan, Noël n’est pas pour vous. Allez donc, dégagez de la grande réjouissance universelle ! J’espère que vous avez au moins pris la précaution d’adopter un hamster. Sinon c’est seul que comme un con, cette nuit-là et le jour d’après, vous tournez dans la roue de votre cage. Et quel que soit le sens de la rotation, le temps vous paraîtra long. Même si l’humanité s’emmerde à se goinfrer, à se rendre malade, ça ne constituera pour vous qu’une médiocre consolation. On peut pas toujours se réjouir du malheur des autres. A la longue, ça semblerait suspect. Genre mauvais Français.

J’avais quand même décidé de penser un peu à mon gosse. Même si sa bouille me revenait plus trop quand je pensais à lui. Même s’il avait dû beaucoup changer depuis que je ne l’avais revu. Ces moutards avaient cette manie de grandir sans arrêt, d’évoluer en fonction de leur environnement. On pouvait déjà pas me reprocher une mauvaise influence !

Quant à savoir ce qui serait susceptible d’intéresser ce mioche de douze ans parti vivre en Nouvelle Zélande, entraîné là-bas chez les Papous par sa conne de mère, prête à tout pour me nuire apparemment. A commencer par nous séparer, cet abruti de mioche et moi.

Du fond du cœur, j’eusse aimé pouvoir lui offrir un pack de six bibines. On les aurait bues ensemble. Lui une ou deux, et moi tout le reste. Rien ne rapproche plus un père et son fils que d’écluser ensemble les bières de son gamin.

Si ça se trouvait, à douze ans, cet enfoiré de têtard n’avait pas commencé à descendre ses premières mousses. Sa mère de le brimer ainsi en était bien capable. Et aussi le beau-père, puisqu’elle s’était remariée dans mon dos, signe qu’elle devait pas être trop fière d’elle-même autant que de l’heureux élu.

Les marmots de nos jours avaient perdu le goût des divertissements simples et naturels. Tout devenait si compliqué, pauvres mômes ! Ces gosses nous cassaient les couilles avec l ‘écologie et ne cessaient plus de faire la morale à leurs cons de parents, en évoquant la pollution ou la raréfaction du pétrole. Leurs bidules électroniques dont ils ne pouvaient plus se passer esquintaient la nature plus que tout le reste. Allez comprendre le produit actuel de tant de générations d’abrutis !

Admettons que ma tire-lire je l’aie cassée… Admettons que dans cette foutue tire-lire il soit resté quelques pièces dedans… Eh bien, je lui offrais un bazar ou un autre qui faisait bip-bip et après ? Ah, c’était pas ce petit crétin qu’aurait pensé au prix des timbres avec un colis à expédier chez des mecs qui vivaient la tête en bas…

Moi si ! Alors j’ai laissé tomber l’idée d’envoyer un cadeau à l’autre bout du monde ; tout ça pour un lardon soi-disant de moi. Elle avait beau prétendre qu’on l’avait conçu ensemble, comment je saurais ? Déjà, avant qu’elle me foute à la porte et divorce, j’étais plus souvent là. Un peu les autres filles, un peu la fantaisie inhérente à un esprit libre.

Renoncer à faire un cadeau c’était autant de pognon qui partait pas dans la famille. Et puis pourquoi m’embarrasserais-je de ce fils indigne qui ne m’avait jamais donné de ses nouvelles, à croire que je sentais le gaz ! Des fois, j’essayais d’imaginer le décor exotique dans lequel il vivait, et forcément faute d’en savoir long sur la Nouvelle machin, et même d’en savoir court, j’y arrivais pas. L’exotisme c’était décidément pas dans mes moyens.

Il m’avait bien téléphoné un coup de là-bas, le gamin, ou y m’avait semblé. Je lui avais raccroché à la gueule, je l’admets, mais j’étais encore bourré. Et puis ça rimait à quoi un môme qui reprochait à son vieux d’être un peu pinté ? Encore un arriviste ; pour sûr y tenait de sa mère !

Moi, mon daron me collait des beignes, pas des légères, et ça m’empêchait pas de le respecter. C’était sans rapport si j’avais tant fait la fête le jour de sa mort. Appelons ça pure coïncidence. Et puis d’abord j’étais un jeune homme plutôt expansif. Tout à l’opposé de cette jeunesse actuelle tourmentée. Sain de corps et d’esprit, autrement dit.

 

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Noël, cette année, ça s’annonçait morne plaine. En ce qui concernait ma pomme, d’invitation j’en comptais point. Je disais aux potes de bistrot, aux autres gars du chômedu que j’en avais rien à foutre de la dinde aux marrons devant la crèche, et y avait du vrai là-dedans. Enfin, c’était seulement pour la crèche, parce qu’en ce qui concernait la dinde aux marrons… Hein, tout le monde se sentait concerné par une bonne dinde aux marrons !

Je m’en ouvrais à la populace au hasard des rencontres. Chacun de me répondre : « pôv vieux, c’est vraiment pas de bol !» pourtant je sentais un curieux manque d’enthousiasme chez eux à supporter ma gueule les jours de fête. Le seul prêt à m’inviter à son domicile pour la circonstance était mon pote Ali. Toutefois Ali était musulman et ne se faisait pas une grande idée de Noël. L’esprit festif de l’événement lui passait même très au-dessus de la tête.

Je ne sais pas ce qui m’a pris. Le cafard d’une bonne gueule de bois, le chagrin d’un père, la gourmandise aussi faut bien l’avouer, je suis allé sonner à la porte du curé. C’est une bonne sœur qui m’a ouvert. Enfin certainement aurait-elle eu l’air d’une bonne sœur si elle avait été plus habillée. Il y avait quand même en ce temps-là un foutu relâchement des mœurs. C’était même à croire que Woodstock se prolongeait !

J’y ai expliqué mon cas à la frangine déloquée. C’était simple, en fait. Je m’attendais à présenter un long raisonnement, à m’égarer dans les contours, mais non. Pas du tout. Je me trouvais être un pauvre type, vraiment, qui voulait savoir si la paroisse, des fois, organisait pas un réveillon pour ses semblables. Un machin tout à la bonne franquette, mais pas craignos non plus. Et puis la boisson aussi. Il fallait tout naturellement lever le coude afin de célébrer le petit Jésus.

La frangine était pas du genre loquace et m’a vite freiné dans mes explications. Un réveillon de pouilleux, ouais on avait organisé ça dans le temps, mais on avait été dissuadé de recommencer. C’était mine de rien bien du dérangement pour de bonnes âmes par ailleurs bien occupées tout le restant de l’année.

Ah bon ! J’ai fait prêt à m’excuser d’exister. Elle avait l’air, la frangine, pressée de refermer la lourde et de vaquer, même si apparemment ça ne la gênait guère d’un peu trop m’en montrer. On est tous frères et sœurs, n’est-ce pas ? Et c’était pas la première fois qu’un inceste se produisait…

« Cela plié, vous la passez pas à l’as votre messe de minuit ? » j’ai demandé et ça signifiait à quel point j’étais désespéré. Je craignais de me sentir si seul ce soir-là, si bourré que j’aurais envie de ronfler à la messe plutôt que de cuver chez moi.

La gonze m’a répondu pas de problème pour la messe d’autant plus que ça faisait partie du métier. Seulement le curé cette année la célébrait vers dix-neuf heures, autant en être débarrassé. Je me suis récrié. Je n’en avais rien à foutre, moi, de son office prématuré. C’était bien plus tard, justement aux environs de minuit, que seul devant le picrate j’allais me mettre à flipper. A Noël, j’avais jamais entendu parler de la messe de dix-neuf heures. Là, ce n’était pas de l’irrespect des traditions, ça confinait à l’hérésie.

Elle a haussé les épaules la frangine. Elle me signifiait en toute fraternité chrétienne que je commençais à lui casser les pieds. Elle avait un peu froid aussi à me montrer son cul dans les courants d’air. « Écoute, qu’elle me dit, le curé a pas envie de rater Johnny qui chante à la télé. C’est quand même pas de notre faute s’ils l’ont programmé le 24 au soir... »

A ça j’acquiesçai, bien sûr. Il me restait néanmoins des arguments à développer : « J’vois que le professionnalisme se perd au sein du clergé. Et Marie, elle va se retenir d’accoucher afin d’écouter Johnny ? » « Marie fera comme elle voudra, m’a rétorqué mon interlocutrice qui s’énervait. Tu prétends t’intéresser au bon Dieu alors que tu piges même pas qu’on puisse avoir Johnny dans la peau ! »

Si j’avais répliqué ainsi que j’en avais envie que « Johnny c’était pas Elvis ! » sûr qu’elle m’aurait imposé une série de pater et d’avé pour ma pénitence. Je me suis tiré avec ma soirée du 24 toujours aussi dramatiquement inoccupée.

 

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La journée du 24 décembre commençait à peine que j’eusse aimé que déjà elle s’achevât. C’était plutôt mauvais signe. Vers onze heures j’étais encore dans mon plumard et déjà en train de picoler. Je devrais ajouter que je pensais à mon gosse et que j’en avais le cœur congestionné, mais j’y pensais plus du tout à ce maudit moutard, et puis la Nouvelle Zélande était beaucoup trop lointaine pour mon imagination, je le confirme. Eussé-je été plus développé du côté de l’instinct paternel que l’éloignement eût fait barrage. C’était d’ailleurs plus sain que cette abolition des distances, ce village planétaire auquel on voudrait nous faire croire. Il était important que des gens aillent au diable et qu’ils y restent.

Quand le téléphone a sonné, aussi con cela soit-il j’ai tout de suite pensé que c’était le curé qui appelait pour s’excuser et peut-être même m’invitait ce soir au presbytère à regarder Johnny dans le poste. Je me demandais si la frangine serait plus habillée. Bah, je voyais pas d’inconvénient à ce qu’elle se mette à l’aise le soir de la naissance de son patron. C’était un patron moderne après tout, un échevelé avant l’heure.

Bien sûr, je déconnais. Un gars de la base comme moi ne recevait jamais d’excuses de qui que ce soit, c’était plutôt à lui d’en présenter à tout le monde. C’était comme de distribuer les coups de pied au cul, ça ne me venait pas à l’idée, trop occupé que j’étais bien sûr à en recevoir.

J’ai décroché le combiné finalement sans beaucoup d’enthousiasme. J’étais parti pour vivre le pire Noël de ma vie, n’empêche qu’il n’aurait pas été si mauvais si j’avais songé avant à le débrancher ce maudit téléphone !

Au bout du fil c’était la dame aux camélias qui interprétait Chopin. Tellement ça toussait, ça expectorait et crachait que j’y pigeais vraiment rien. J’allais raccrocher dare-dare et me désinfecter l’oreille après quand ça c’est un brin éclairci, mais genre radio Londres, pas mieux. Les Français parlaient aux Français et ce coup-ci il eût été préférable qu’ils la fermassent !

J’ai fini par identifier Robert parmi tous les crevards de première que je gardais en stock. Robert était un copain de chômedu qu’avait retrouvé du boulot. Le boulot vous assassinait, c’était connu.

Mec, j’ai besoin que tu me rendes service, que bille en tête il attaqua.

Adresse-toi plutôt au petit gars qui ressuscite les macchabées. Renseignement pris, c’est à minuit qu’il débarque.

A minuit, il risque d’être trop tard.

Va à Lourdes, j’crois pas que ça ferme.

Tous les ans, je fais le père Noël pour mes mômes…

Je te souhaite une bonne continuation.

Comment veux-tu que je fasse un père Noël crédible, j’ai chopé la mort !

Demande à ta grosse de te servir de doublure. Compte-tenu de son volume, elle aura même pas besoin d’ajouter du rembourrage.

Le père Noël est pas une gonzesse, mec !

Parce que ton épouse en est une ?

On prend ce qu’on trouve en fonction de ses moyens. A ce sujet, je me suis dit que tu allais me remplacer pour faire le con vers minuit.

Désolé, il m’est impossible de faire le con sur commande. Ça me vient spontanément ou pas.

 

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Je raccroche au nez de cette enflure. Faire le vieux Noël, et puis quoi encore ! Je serais tombé bien bas… Et plus tard, que me demandera-t-on ? Me talquer les fesses afin d’interpréter le petit Jésus dans la crèche !

Je suis en train d’user mon litre posé à côté de moi sur la table de nuit et le temps s’écoule plus lentement que le pinard dans mon gosier. Le temps ne me trouve pas assez assoiffé. Le fait est que je ne sais pas quoi foutre. Lorsque ce foutu téléphone sonne de nouveau je n’ai plus ma lucidité, faut croire. Je suis juste content qu’il se passe quelque chose.

D’ailleurs c’est plutôt marrant d’entendre toutes ces quintes qui s’enchaînent à la façon d’un supplice Moyenâgeux…

Keuf !… J’ai fait le tour des copains… Keuf ! Pas moyen d’en trouver un assez con pour faire le père Noël.

C’est pourtant pas les cons qui manquent dans notre entourage.

Avec la société libérale, désormais c’est chacun pour soi. Tout le monde a voté Giscard.

Je me suis toujours demandé combien le vieux Noël pouvait être rétribué ?

Sa gratification, c’est la joie qu’il apporte, selon moi.

Il est pas fauché avec ça ! Admettons que je me décide, j’pourrais rester pour le champ’, la bûche et tout le bazar ? La chaleur humaine, quoi !

Pourquoi, le chauffage marche pas chez toi ?

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Y a les virtuosités dans lesquelles on se lance en fonction de l’inspiration, et puis celles où l’on force son talent et qui n’ont aucune chance d’aboutir à des merveilles. Je savais déjà face auquel de ces cas de figure je me trouvais. En milieu d’après-midi, je me suis quand même décidé à quitter mon pieu. Probablement n’y avait-il plus d’émissions idiotes à écouter à la radio.

Le froid dehors était à geler les parties génitales de l’honnête homme tout comme celles du malandrin. A quoi bon une existence vertueuse alors ? Heureusement j’avais fait le plein et le pinard m’a porté jusqu’à la boutique de déguisements. J’ai demandé un costard de vieux bonhomme en rouge et l’on s’est foutu de ma tronche. Putain, ils étaient en rupture de stock depuis plus de trois semaines ! A croire que des cons se déguisaient pour aller célébrer la mémoire des poilus…

Dépité, je me suis néanmoins traîné jusqu’à un petit magasin de jouets. Le chiffre d’affaires du jour paraissait inversement proportionnel à la taille de cet endroit. Je me suis senti moins seul dans mon rôle de père indigne. Ça débordait presque tellement y en avait des parents qui les achetaient au tout dernier moment les beaux joujoux. Complètement oublié les morveux qu’ils avaient.

J’ai même pas eu l’occasion de demander ce que je voulais. Accaparée, la vendeuse qu’elle était. Au reste, à l’allure où les rayons se vidaient, je pouvais constater qu’il leur restait plus grand-chose.

Ma carrière de vieux Noël s’achevait le 24 décembre dès 16h30, pour sûr elle avait été vivement menée. A présent que les curetons abandonnaient la soutane, je me suis demandé si le vieux Noël pouvait pas lui aussi renoncer à l’uniforme, j’ai décidé que non. Faire vieux Noël demeurait une profession sérieuse et réglementée.

Quant à savoir comment un garçon aussi dépourvu de bonnes idées que moi en est ensuite arrivé là…

L’endroit était à l’abri de la lumière du jour. Il fallait pour pénétrer à l’intérieur soulever un épais rideau de couleur sombre. Derrière son comptoir un gars seulement vêtu d’un string de cuir exhibait un torse pâle et malingre, plus un anneau dans chaque téton. Aucun doute que le choix de sa profession correspondait à une vocation.

Il s’est gratté son crâne chauve et puis m’a dit :

D’ordinaire l’amateur me réclame plutôt le père fouettard, mais je dois pouvoir vous trouver ça.

Il est parti fouiller dans sa réserve, me laissant seul avec des poupées gonflables cauchemardesques et une impressionnante collection de bites au garde-à-vous.

Je me suis demandé ce qui pourrait rendre cette veille de Noël encore plus pourrie. Je n’allais plus tarder à le savoir.

 

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Le froid sibérien du dehors ressemblait à un attentat. Voyez comme ça commençait mal. Il était quoi, dans les 23 heures… Je venais de me réveiller, prévoyant j’avais remonté le réveil avant de sombrer. Je me connaissais bien à force de saouleries. Pour se connaître il convient d’être allé au bout de soi-même. Le tout au bout, pour sûr chaque soir je le touchais. J’étais en somme un de ces mystiques en quête d’illumination. Un pochtron authentique. Une pièce rare.

Ce soir du 24 décembre je venais d’achever mon deuxième litre. N’oublions pas que c’était jour de fête ou assimilé. A peine sorti, le vent m’a tronçonné les guibolles. Je n’en disconviens pas, j’avais connu mieux en matière de forme olympique. Pas mal d’alcool et un méchant hiver par la-dessus…

Je ne portais sur la peau que mon déguisement du vieux Noël pas bien lourd, tout droit sorti des soldes. Quant à savoir pourquoi je ne suis pas remonté chez moi attraper un manteau… La flemme peut-être… Ou même pas eu l’idée… La vie de marginal ça vous usait de l’intérieur. C’était un effort si intense que ça vous aurait mérité une pension, d’invalidité ou n’importe… Seulement la patrie se montrait peu reconnaissante envers ceux qui cherchaient à lui apporter un brin de diversité. Je pratiquais le remue-méninges ! Fallait pas bouger une oreille et je me situais en pleine instabilité. De là à me casser la figure… On y venait.

Oh, en matière de circulation, on était loin d’une apogée… Deux pauvres bagnoles, tous phares allumés, venaient vers moi quand je traversai cette putain de rue, je ne sais plus très bien laquelle. J’ai évité sans peine la toute première quant à la seconde…

Tout de suite je me suis retrouvé au plus haut des cieux. Le coup de pied aux fesses, l’envol brutal, une étude approfondie de la dynamique des fluides… Déjà bien sonné, je me suis senti glisser tout le long du capot. J’ai rebondi contre le pare-brise et noté combien pareil exercice se révélait douloureux.

Le con aux commandes de ce char d’assaut était un de ces pleutres qui n’a jamais connu la violence que devant sa télé. Il lui est sûrement venu de drôles d’idées… La plus jouasse étant d’enfoncer de toutes ses forces la pédale de frein. Et me voilà reparti, je devrais plutôt dire propulsé, cette fois-ci en sens inverse. Tandis que la caisse stoppait, je partais rouler sur le bitume inconfortable. Je tournais encore sur moi-même que le gars était descendu se livrer à une inspection détaillée de son véhicule.

« Ça n’a pas l’air trop grave, on a du bol ! » l’entendis-je dire à sa bonne femme.

J’eusse aimé pouvoir manifester pareil contentement… M’aurait-on proposé mille balles par réponse gagnante, jamais je n’aurais su dire ce qui chez moi demeurait intact ou à peu près. C’était à peine si je restais conscient et valait mieux compte-tenu de l’atroce douleur qui m’envahissait, ne faisait que croître… Jamais de toute ma vie je n’avais eu si mal…

Ce qu’ils se sont racontés, l’homme et la femme, mes assassins, je ne le restitue pas on s’en doute avec la plus extrême précision. Disons que c’était ça l’idée.

Connard, tu peux pas regarder quand tu traverses ! m’engueula la femme.

Cet abruti m’a rayé une aile. Je m’en vais lui faire la peau, menaça l’homme.

J’eusse aimé pouvoir lui signifier que puisque c’était déjà fait il n’était nul besoin de me casser les oreilles. Il m’avait déjà brisé l’échine…

La femme a commencé à s’étonner.

Mince, vise un peu qui c’est le débris qu’on a dégommé !

Tout de suite j’ai senti la panique monter chez son homme. Lui n’avait déjà plus de rancœur. Faut dire qu’il y avait de quoi être un peu surpris !

C’est pas vrai… dis-moi que je rêve ! Je viens d’écraser le père Noël… Comme si c’était le jour !

Ben, y a que cette nuit qu’il sort. Si tu l’avais cueilli à Pâques, on aurait pu être étonné ! C’est émouvant d’approcher une célébrité. T’as vu sa gueule, il était vachement vieux !

Tu te rends compte… Ça va faire un boucan de tous les diables. On va plus causer que de l’accident à la télé. Je vais devenir la bête noire des chroniqueurs !

Moi, je dis qu’il avait plus l’âge et qu’il aurait mieux fait de changer de boulot. C’est pas ta faute après tout.

Bien sûr que non, c’est pas de ma faute ! Seulement buter le père Noël, c’est comme tirer sur le président. Y a pas un gosse qui m’en gardera pas une rancune éternelle. Le président n’a pas que des supporters alors que tout le monde aime le père Noël.

La fille finalement a réfléchi.

Merde, ce qu’on a fait est vachement grave.

Qu’est-ce que j’ai fait ? T’as vu comme il titubait, c’est à peine s’il tenait debout.

Sauf que maintenant pour ce qui est de le remettre en marche…

Là, je dois dire que même un bon bricoleur baisserait les bras !

Ils pouffèrent, je ne l’ai pas inventé. Il est bon dans un couple d’entretenir des moments de complicité. Ils m’ont empoigné par les jambes, par les bras et par tout le reste. Ils me manipulaient sans prendre de précautions, les salauds ! Ils ont eu la plus grande difficulté mais ils ont fini par me balancer dans le coffre.

On habite trop près du lieu de l’accident. Va y avoir une enquête pire encore que pour la mort de Kennedy… On l’abandonnera plus loin et puis on rentrera réveillonner mine de rien.

Ouais, mais cette année on risque de faire tintin pour les cadeaux !

 

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Ensuite le noir complet. Bien sûr j’étais au fond d’un coffre à côté du cric et d’une vieille paire de godasses puantes, mais même après qu’on m’en eut sorti, ça ne s’est pas considérablement éclairci. Plutôt une obscurité grandissante, angoissante pourrait-on dire si je ne m’étais pas trouvé bien au-delà d’un état où il m’était encore possible de m’angoisser. La camarde m’en avait mis plein la gueule et sans aucun doute avait gagné la partie.

Oh, la camarde, pas du tout réjouissante… Ils vous racontaient des trucs sur l’après… Des histoires, moi j’affirme ! De l’invention pour calmer vos angoisses, ou pire, pour vous faire adhérer à un quelconque mouvement d’illuminés qui raflera vos thunes.

Mais la camarde en vrai… une fois crevé c’est à peine si l’on se sentait encore exister… Pour sûr y avait plus besoin de payer ses impôts ni même sa redevance télé. Mort on bougeait plus, fallait pas non plus redouter l’enfer. C’était tout à l’opposé, les fesses au frais. Le drôle de machin, l’unique surprise que la camarde en somme pouvait vous réserver, c’était une sensation d’humidité sur vos joues et au bout de votre nez. Comme si un bazar gluant passait et repassait…

Parlez d’une expérience, d’une approche limitée de la connaissance universelle ! C’était bien utile de bâtir des églises et même pire des cathédrales… Pour si peu après le dernier souffle poussé, on avait bien eu raison de louper la messe. Et ça allait durer quoi ? En somme, l’éternité ! Une éternité à se faire lécher la pomme… Pour sûr, ça valait la peine de carillonner !

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J’étais allongé cette fois confortablement sur un canapé. Mon odorat entraîné flairait de bonnes odeurs de bectance et surtout le doux parfum des alcools. Il y avait dans un coin de ce vaste salon-salle à manger un sapin qui brillait de mille feux, pas de surprise. Quant à savoir ce que je foutais là avec pour une fois le cul au chaud, après une aussi longue interruption de l’image et du son, ça me dépassait.

J’ai entendu quelqu’un dire :

Taisez-vous un peu, je crois qu’il essaie de parler.

Verre de gnôle ! j’ai fait. Je reconnaissais à peine ma voix, mais une exigence pareille ne pouvait venir que de mézigue. Je me réconciliais avec moi-même. Je n’étais pas encore un macchabée, je commençais à m’en persuader. Je demeurais ce bon Français porté sur la bouteille.

Et la douleur, putain ? Ah ça, bien sûr, je l’éprouvais. On peut même affirmer qu’encore elle gommait toutes mes autres sensations. Seulement je ne sais pas… Elle était devenue presque supportable ou bien je m’étais habitué… L’habitude nous évitait de crever sur place et c’était même une chose tout à fait dégueulasse que l’habitude, faudrait mieux nous achever. Je dis ça, remarquez, en règle générale, parce qu’il suffit d’avoir vu la mort de près, et même dans mon cas de très près, pour ne plus être aussi pressé de la rencontrer. Pas avant d’avoir bu un dernier godet au moins.

On m’a aidé à me redresser. Le plus important c’est qu’on m’a tout de suite mis un verre en main. Un de ces grands ballons emplis de cognac. Si tout le reste était bousillé, le tarin encore fonctionnait. J’ai tout de suite reniflé que cet alcool n’était pas dégueu.

J’ai éclusé le breuvage en expert, cul-sec et sans paraître en extase. Je voulais pas passer pour un plouc. Il y allait de l’honneur de l’uniforme.

C’est une chance que le chien ait eu envie de pisser et vous ait repéré dans le jardin. Sinon vous y seriez mort de froid si ça se trouve.

D’ordinaire on utilise des nains pour décorer les jardins, pas le père Noël !

J’ai tendu mon abreuvoir à je ne sais qui.

Un aut’ coup de gnôle ! ai-je beuglé.

On m’a resservi et ce délicieux nectar a vite pris le même chemin que précédemment.

Ça m’a valu quantité de commentaires.

Le père Noël a une bonne descente… Manquerait plus qu’il soit trop bourré pour pouvoir bosser !

C’est pas du tout ainsi que je me l’imaginais.

Il est d’un négligé ! Ses lutins devraient lui conseiller de mieux se vêtir.

A mon avis, la mère Noël n’existe pas. Ce gaillard est un vieux célibataire qui se laisse aller, on le remarque tout de suite.

J’ai jeté un regard circulaire genre panoramique de cinoche. C’était pas trop facile dans la mesure où il me restait plus qu’un œil sur deux, l’autre fermé plus qu’à demi ; mais pour ce qui était de la difficulté nous autres cascadeurs fallait qu’on s’habitue.

Y avait du cristal sur la grande table et pléthore de belle vaisselle qui luisait. Et puis surtout y en avait de la graille ! Pour une trentaine de convives au moins. Ça tombait bien vu qu’une trentaine ils étaient. Mâles, femelles, beaux ou laids, récents ou anciens… Tous sapés comme pour un enterrement ou bien un de ces réveillons snob comme ils en montraient dans les magazines.

J’étais mort et j’avais ressuscité parmi les rupins. Tous mes vœux se trouvaient exaucés. Adieu à mon existence de merde ! J’oubliais ma triste condition de piéton. Désormais je roulerai en Cadillac. Je ne serai plus celui dont tout le monde se contrefiche. J’aurai des larbins pour s’inquiéter de ma petite santé. Je me gratterai les couilles en écoutant Mozart histoire de faire grand monde. Pour les filles également j’envisageais le premier choix. Peut-être pas des top-models mais au moins des filles dans la moyenne et plus des laiderons comme seulement il me restait.

N’est-ce pas la coutume d’offrir une petite collation au vieux Noël lorsqu’il passe ? Ce sera donc du foie gras ainsi qu’une tranche de gigot bien épaisse. Ensuite saumon ou rôti de veau ?… On a le temps de voir !

Me retrouver en mille morceaux ne me gênait que modérément pour bouffer ; on savait prendre sur soi quand on n’avait pas eu que des jours fastes dans l’existence. Pour ce qui était de bouger, en revanche, c’était une autre paire de fesses… Le mieux était de prendre patience et de se raccommoder sans précipitation. Je me voyais assez demeurer dans la place jusqu’au prochain Noël.

Mes hôtes, (il fallait bien que la chance tourne, il m’avait toujours été difficile de profiter de la chance sur une période dépassant les cinq minutes) s’ils m’étaient déjà attachés n’en approuvaient pas moins l’idée de me foutre dehors.

Père Noël, il sera bientôt minuit. On ne va pas vous retenir.

Mais c’est avec plaisir. Je passerais pour un malpoli si je ne profitais pas de votre généreuse hospitalité.

Père Noël, songez à tous ces petits enfants qui impatiemment vous attendent !

Rien à foutre des gosses !

Nos anciens, les malades aussi comptent sur vous pour un peu de joie.

Les vioques et les mal foutus, je les emmerde tout autant ! gueulai-je.

Toutefois ils n’ont pas voulu entendre mes arguments en dépit de leur bon sens évident. Selon eux, fallait que j’y aille. Les rupins c’était un club très fermé. Si l’on n’en était pas membre, il était bien inutile d’essayer de s’incruster. C’est qu’ils me poussaient dehors, mes ploutocrates endimanchés. A moi, ils se permettaient de faire la leçon, mais fallait voir leur bon cœur ! Si j’avais été seul juge, ils n’auraient pas eu grand-chose dans leurs petits souliers. Toutefois sous l’arbre les cadeaux s’entassaient déjà. Ils faisaient les choses par eux-mêmes, ces gens-là. Ils savaient qu’au mérite ils valaient pas tripette ; alors ils trichaient pour se donner l’air. Pour eux, Noël était un soir presque comme tous les autres. Pour les pleins aux as, Noël c’était tous les jours. D’ailleurs certains prenaient l’air dégoûté à force d’affronter le bonheur comme la masse se coltinait les coups du sort.

« Z’allez pas me flanquer à la rue dans un état pareil ! » que je braillais en me raccrochant à tout ce qui me tombait sous la main tandis qu’ils m’entraînaient en direction de la sortie.

« Père Noël, pensez à votre devoir. Allons, pas de gaminerie ! »

Ils m’ont malencontreusement lâché et je me suis cassé la gueule, obligé. Il fallait pour tenir debout plus que de la dignité contrairement à ce que tous, emplis d’orgueil, ils supposaient. Des jambes demeuraient indispensables. Seulement à rouler dans leurs belles bagnoles, ils avaient perdu l’habitude de marcher.

Il se trouvait là dans un porte-parapluie du hall un quelconque bâton qu’avait dû appartenir à un aïeul clamsé, un gars dont on avait touché le pognon fissa et puis tout à fait oublié. On me l’a collé dans la pogne pendant que, toujours, on me propulsait vers la sortie.

Ils m’ont renfoncé mon bonnet sur la tête. J’avais la barbe blanche de traviole et il ne me restait plus sur le dos que ma vareuse rouge. J’avais perdu mon futal, peut-être bien dans le coffre où on m’avait jeté. Peu à ma taille, il tenait mal, ce pantalon. J’étais presque à poil avec un bonnet et un calcif !

J’arrêtais pas d’appeler au secours ! de tenter de les alarmer.

Sans falzar, je vais me geler les boules de Noël !

Ils se sont contentés de sourire. Les riches sourient aussi souvent que les pauvres, eux, tirent la gueule. Tous ont de bonnes raison de se comporter comme ils le font. Si les pauvres profitaient davantage de la richesse, peut-être qu’à leur tour ils souriraient… Ça, c’est une chose que l’on ne verra jamais.

Merci encore de nous avoir honoré de votre visite, père Noël !

Vous n’êtes pas à pied, bien sûr. Votre traîneau doit être garé dans le coin…

Quel dommage que vous soyez si pressé. J’aurais aimé caresser Rodolphe, votre rêne de tête. Vous l’embrasserez pour moi.

Allez, soyez gentil avant qu’on referme la porte, faites-nous « Ho, Ho, Ho, joyeux Noël ! »

J’ai hurlé de toutes mes forces : « Allez tous vous faire enculer, bande de cons ! » J’avais eu beau monter le son, je ne suis pas certain qu’ils m’aient entendu tant ils ont si rapidement claqué la lourde.

 

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Je ne reconnaissais pas ce ghetto de riches, ce coin de la cité si peu fait pour moi et où je n’avais pas l’habitude de m’aventurer. Le moment était sûrement arrivé de dresser un inventaire minutieux de ce qui fonctionnait encore chez moi, toutefois le cœur n’y était pas. En dépit de l’alcool que je venais encore d’ingurgiter, j’avais les guibolles toutes bleues et l’impression d’avoir le bas du corps plongé dans l’eau glacée.

Combien de temps l’être humain pouvait-il endurer la morsure aussi aiguisée d’un froid pareil ? Plus de cinq minutes constituait certainement le record. Je voulais me hâter de retourner dans ma piaule, mais outre que j’étais paumé, rappelons-le, même avec le bâton qu’on m’avait refilé mettre un pied devant l’autre constituait un exploit.

Oh, ce qui était cassé ou menaçait ruine, je le sentais bien. C’était pour ce qui concernait le reste que j’avais un léger doute. Ça n’allait pas tarder à lâcher non plus. Ma carcasse était bonne pour l’hosto et je n’étais même pas sûr d’avoir une mutuelle en règle. J’avais pas fini de connaître le trottoir et pour ce qui était de tapiner en vieux Noël…

J’ai tenté d’appeler à mon secours l’unique voiture qui passait. J’ai eu droit à des appels de phares et des coups de klaxon. Il y a même eu un des passagers qui a baissé sa vitre pour me souhaiter un joyeux Noël. A ce stade, on dépassait la connerie pour la cruauté.

Je me suis affalé sur un banc. Il y avait chaque année des SDF qui crevaient sur un banc le soir de Noël par grand froid. Où serait le bonheur des nantis s’il n’y avait pas autour d’eux tant de misère !

Je pensais aux journaux qui titreraient sur le trépas du vieux Noël. Il n’avait pas tort ce grand couillon d’automobiliste d’être convaincu de ne m’avoir pas raté. Ma disparition ne passerait pas inaperçue. C’était une satisfaction d’amour-propre que j’échangerais volontiers contre l’oreiller que je m’étais collé sur le bide afin de me tenir chaud et surtout de gagner du volume. Comme mon futal, j’avais dû le paumer… ou bien je l’avais oublié chez moi. Je n’avais pas oublié d’enfiler mon pantalon, quand même… Ce que c’était de n’avoir pas l’habitude de s’habiller pour aller bosser !

J’étais en train de virer moribond cette fois-ci. Je sentais bien que ça venait. Admettons qu’il y ait eu à proximité une cabine pour appeler les secours, le plus drôle c’est que je n’avais pas un rond ! Mais je ne repérais aucune cabine. Quant à sonner à une porte au hasard, en somme je venais de le faire.

Le vieux Noël n’était pas là pour apporter les emmerdements, c’était pas dans les mœurs. A sa façon, le vieux Noël était un joyeux drille. On n’imaginait pas qu’il puisse tomber en panne. On se posait même pas la question. Il semblait être tenu pour acquis que le vieux Noël appartenait au service public.

En ce qui concernait les avantages sociaux, il me semblait que je pouvais toujours repasser !

 

 

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J’ai ramassé une claque dans la gueule et c’était loin d’être la première. Celle-ci en revanche m’a fait bien plaisir. J’étais encore bon à quelque chose, fut-ce à ramasser une beigne.

« Hé mec, qu’est-ce que tu fous là ? » Quiconque privé du don d’observation pouvait se poser la question, en effet… Elle, pour sûr je savais ce qu’elle faisait. Jamais, je le jure, je n’ai éprouvé la moindre honte à avoir recours aux habiles services de Gina. Pourquoi en aurait-il été autrement je vous le demande ? Gina n’offrait pas gratuitement aux messieurs sa jeunesse et sa beauté, mais chacun savait que l’amour se faisait payer au prix fort.

Pour avoir en mon jeune âge essayé l’amour non tarifé, je pouvais même affirmer que l’emploi de Gina était d’un coût avantageux. Elle offrait des prestations de qualité qui ne trompaient en rien sur la marchandise puisque Gina, contrairement à tant d’autres femmes, n’évoquait jamais les sentiments.

La prostitution était sûrement l’unique façon de rendre harmonieux les rapports hommes-femmes et c’était la raison pour laquelle la morale s’y opposait. Tout le lourd et impossible édifice de la famille s’écroulerait si jamais on encourageait la prostitution au lieu de la combattre.

J’ai toujours été reconnaissant envers les prostiputes. J’aimerais être plein aux as afin de m’en offrir davantage et de mieux les gâter. Tout le malheur des hommes et des femmes venait de cette singulière superstition qu’une littérature malsaine au fil des siècles n’avait pas manqué d’élaborer et qui se nommait l’amour. Quiconque recherchait une présence rassurante n’avait qu’à se payer une paire de charentaises.

On roulait. Au chaud dans sa bagnole, Gina me dit : « C’est pas que je t’avais pas reconnu sous ton déguisement, mais j’ai hésité avant de stopper. Tu peux pas m’en vouloir, personne n’a envie de se coller un macchabée sur les bras ! »

Gina avait réglé en grand la soufflerie de sa petite bagnole. Elle me mettait à décongeler.

Chais pas ce qui m’a pris de sortir tapiner ce soir. Sûrement la méconnaissance du calendrier des festivités. Je me suis pas levé un seul micheton.

J’essayai d’opiner du chef, mais mon cou ne bougeait plus. J’essayai de causer mais mes lèvres demeuraient scellées. Gina s’est inquiétée.

Dis quelque chose le zigoto ! T’as l’air aussi expansif qu’un rat crevé.

J’ai… les citrons givrés, bredouillai-je.

T’as dû avoir un sacré début de soirée, toi mon pote ! Heureusement qu’il en reste des comme toi qui savent célébrer les fêtes religieuses.

C’est à l’hosto que tu me conduis ?

Pour quoi faire ? T’as déjà oublié mes talents d’infirmière…

 

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Gina créchait au second dans un petit immeuble. En vieux Noël j’avais perdu de ma crédibilité, faut avouer. Pour ce qui était de me faufiler par les cheminées, atterrir sur les toits… Déjà par l’escalier monter au second je n’y arrivais pas. Pourquoi n’y avait-il pas d’ascenseur ? Heureusement Gina était plus solide qu’il n’y paraissait, elle m’a halé.

Elle a passé le bonhomme en revue. D’ordinaire elle était plus récréative cette revue de détails, alors que là… Enfin toujours elle souriait Gina ; c’était soit une foutue garce, soit une auxiliaire médicale incompétente. Je ne supposais nullement que j’aie pu être dans l’exagération.

« Bien sûr, tu as des côtes en compote. Sinon tu t’en sors pas trop mal avec de multiples ecchymoses et une grosse entorse à la cheville. Côté ciboulot, par bonheur tu as la tête dure et très peu remplie. On évite la commotion. Pas tellement profonde la déchirure du cuir chevelu s’est refermée toute seule. »

Bon pour le service alors ! ai-je frimé. J’en avais pas vraiment envie, mais après tout si le vieux Noël l’excitait Gina… Je n’oubliais pas que ma fonction était de rendre les gens heureux.

En fait, j’ai mon gamin qui dort à côté. C’est la voisine qui l’a couché. J’aimerais lui faire plaisir, qu’il rencontre le père Noël.

Si j’ai le choix, je préfère encore te baiser, j’ai répondu.

Gina a dirigé sur moi un regard triste et résigné, et je ne sais ce qui le plus m’a frappé dans ce regard-là, sa tristesse ou bien sa résignation.

Tu sais, pour mon fils y a urgence !

 

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Après m’avoir prêté le futal d’un de ses clients, Gina est entrée dans la chambre pour éveiller le marmot. Je m’en sifflais un double, il va sans dire, en attendant d’entrer en scène. Comme tous les grands artistes j’avais le trac, pourrais-je ajouter. En vrai, ce qu’elle me réclamait, même si je lui devais au moins cette faveur, me faisait carrément chier. Déjà que je l’avais oublié mon nain, c’était pas pour m’épuiser en heures sup’ en tant que vieux Noël.

Et puis elle est revenue dans le salon, m’a dit de finir mon verre et d’y aller. J’ai cru, ça allait de soi, qu’elle allait m’accompagner dans l’antre du lardon, mais à priori l’idée ne l’effleurait même pas.

Une lumière diffuse éclairait la carrée et le spectacle au grand jour eût été peut-être moins impressionnant, sait-on jamais… Là, j’avais l’impression d’effectuer une rencontre du troisième type. C’était un petit chauve aux yeux profondément enfoncés, au visage creusé. Les ombres accentuaient ses traits de larve valétudinaire. J’ai hésité un instant et puis boitillé jusqu’au plumard. Il fallait que je me pose de toutes les façons.

J’ai exhalé un profond soupir comme je m’affaissais. Je suis presque tombé. Aurais-je atterri sur le gamin chétif que je n’aurais pas manqué de l’écraser. Il y avait des médocs sur la table de nuit, sur une étagère, et puis une bouteille d’oxygène que je n’avais pas remarquée d’emblée. En gros, ça virait à la chambre mortuaire.

Le gosse m’a souri. C’était bizarre. Un rictus de tête de mort.

Salut gros bouffon, je te voyais pas si craignos ! qu’il a dit mais pas méchamment et je pouvais pas lui donner tort.

Tu sais ce que je voulais être à ton âge ?… Astronaute.

Ben, tu voles avec tes rênes.

On peut dire ça. Mais je vole bas.

Moi, plus tard, j’voudrais être… Ben, j’voudrais d’abord être sûr de pouvoir arriver à plus tard.

Il m’était impossible de quitter des yeux cette putain de bouteille d’oxygène. Elle me rappelait ma grand-mère… Je veux dire son cancer du fumeur… Son agonie interminable…

Des fois, j’ai l’impression que je vais étouffer, m’a-t-il expliqué.

Je connais, ça m’arrive aussi.

T’es asthmatique, pépé Noël ?

Nan, je me sens tout simplement coincé. Tu sais, foutu pour foutu, je crois que tu devrais fumer, que tu en aies au moins un peu profité…

J’ai pas encore l’âge pour les clopes ! rigola-t-il.

Comme si t’avais l’âge de crever ! Alors qu’est-ce que ça peut foutre ?

Il a réfléchi un brin et n’a pas eu l’air de trouver ça si con.

Maman dis que t’es venu cette nuit pour m’apporter de l’espoir.

Tu crois tout ce que ta mère te dit ?

Elle prétend aussi que je vais guérir, alors à force ses propos me laissent perplexe.

Petit regarde bien ma gueule, est-ce que tu y vois une quelconque raison d’espérer ?

Ses yeux se sont embués.

Je vais mourir alors… C’est ça, vieux Noël ?

Je lui ai pris sa petite main. J’ai songé que j’aurais dû me laver un brin avant d’aller le voir. Ma paluche était dégueulasse et l’ensemble de ma personne ne devait pas être plus présentable.

On va tous crever, mais la plupart des gens se comportent comme si ça n’allait jamais leur arriver. A toi de choisir ta façon de supporter ta plongée dans le néant.

Mais c’est horrible de ne plus être rien lorsqu’on a été quelque chose !

Cette fois, il criait presque. Il était terrifié. Je pensais à la terreur absolue du lapin accroché par les pattes de derrière et qu’on n’allait pas manquer d’estourbir. Ça se passait tous les jours sans jamais couper l’appétit de personne.

T’es pas le premier ni le dernier à qui ça arrivera.

Je n’avais que cette piètre consolation à lui offrir. Depuis la nuit des temps, les cimetières se remplissaient et les vivants oubliaient les morts. En ce qui le concernait, seule Gina se souviendrait de lui. Pour se rappeler de moi personne. Tout ça c’était la vie.

Il chialait vraiment à présent. C’était aussi une idée à la con de Gina de lui faire rencontrer le vieux Noël. Pas dans son état. Une bonne pipe que m’aurait taillée Gina eût été préférable. Même dans mon état.

Les autres enfants ont toute la vie devant eux… murmura-t-il.

Pour eux aussi, ça passera plus vite qu’on ne pense, ne t’inquiète pas.

J’avais lâché sa pogne depuis un moment déjà. J’ai repris mon bâton afin de claudiquer vers la sortie. Avant de le quitter, je me suis aperçu que j’avais mal fait mon job. Alors je me suis retourné vers lui qui séchait ses larmes et respirait avec davantage de difficulté, me semblait-il, pour lancer du mieux que je pouvais :

« Ho, Ho, Ho… joyeux Noël ! »

 

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Chais pas… Il était trois-quatre heures du matin quand j’ai frappé à la porte de mon pote ; j’ai même fini par tambouriner là-dessus puisque ça le réveillait pas. Une autre nuit que sainte tous les voisins auraient appelé la police. Mais là rien, semblait-il, ne les étonnait plus.

Donc mon pote a fini par m’ouvrir ou plutôt il a entrebâillé la lourde afin de m’observer d’un air effaré.

Bon Dieu de merde ! est-il enfin parvenu à articuler.

Joyeux Noël, mon gars ! ai-je répondu.

Ta gueule ! Tu vas tous les réveiller. Et puis tu t’es regardé ? T’es passé sous un train ou t’as essayé l’héroïne ?

C’est le traîneau qu’a dérapé, j’crois bien. T’as pas un coup à boire ? C’est pour retaper les rênes !

Il a tout de suite refermé sans me proposer d’entrer. Quelques instants après ça s’est rouvert et il m’a tendu une boutanche que j’ai tout de suite attrapée. Il fallait que je me grouille tellement il était pressé de retourner se pieuter.

J’arrivais pas à me rappeler s’il m’avait promis un peu de fric pour faire le guignol. De toutes façons pour ce qui était d’être convenablement rémunéré lorsqu’on était intermittent du spectacle !… C’était un autre turbin que j’abandonnais.

 

 

10 décembre 2023

NOUVELLE INEDITE : ZONE 51

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Étrange tumulte d’une ville qui va mal, comparable à la soudaine agitation de l’agonisant. Est-ce la mort qui enfin l’emporte, ou bien réunissant ses forces dernières cherche-t-il à se défendre contre elle une fois encore ?

Est-ce un peu d’espoir, quelques instants gagnés ; à moins que cela annonce la fin des haricots…

Toutes les fins de parcours se ressemblent en cela qu’elles se déroulent dans la plus grande confusion, dans un tourbillon de sentiments changeant sans cesse qui donne le tournis.

Si résolu jusqu’alors, Pierre ne sait plus quoi faire. Dans un réflexe, il s’est plaqué contre le mur le plus proche, abri dérisoire si ça barde vraiment. Le voici aux aguets tel un néandertalien en train de faire ses courses armé de sa massue. A cette époque, la bidoche n’était pas encore servie sous cellophane et étiquetée. On la consommait directement sur la bête plus ou moins bien assommée.

En un quart de seconde, Pierre le civilisé est revenu aux temps anciens, quand il ne fallait pas faire le difficile devant un rat crevé. Toute la technologie dont il est bardé l’aura abusé. Il n’était pas parti très loin. Un quart de seconde seulement l’aura ramené au point de départ.

Que fait-on à présent, est-ce qu’on continue ?

Pierre est un brave qui débute, il n’a pas encore trouvé sa fronde ni sa massue. Alors il sursaute et pousse un petit cri de surprise. Comment se comportait-il donc, le néandertalien, face à la bête aussi affamée que lui, regrettant elle aussi qu’un dénommé Leclerc n’ait pas encore ouvert partout des cavernes bien remplies histoire de nous rendre la vie plus pratique et d’encourager la baisse des prix ?

Le cœur de Pierre a fait un bond. Le corps de Pierre a fait un bond. Ce n’est pas pour autant qu’il doit avoir honte. La honte, Pierre le découvre, est un sentiment de riche, un sentiment de planqué des lignes arrière.

Voilà pourquoi la guerre est si dégueulasse, c’est parce que les gens y sont trop occupés à défendre leur peau et que plus rien ne leur fait honte. Pierre, donc, n’a pas honte, cela ne l’empêche pas d’être bien embêté quand même. Cette blonde menue derrière lui, trop menue sans doute pour qu’en chasseur débutant il l’ait entendue s’approcher, le fixe sans se moquer méchamment, non, trop bien élevée pour cela, mais d’un œil narquois. Si elle a peur tout comme lui, elle ne le montre pas et demeure en plein milieu du trottoir. Aussi exposée qu’un article de luxe dans une vitrine. Cinglée, quoi. Mais l’ennui avec les articles de luxe c’est qu’ils veulent toujours s’exhiber.

Pierre doit-il cesser de faire la crêpe en claquant des dents et reprendre du volume ? Et puis merde, après tout. On est tous aplatis quand ça barde. C’est là un bien triste facteur égalitaire.

L’absence de honte rapetisse l’homme.

Le choc provoqué par cette féminine apparition remet son cerveau en marche. Jusqu’à notre heure dernière (peut-être), les femmes ne nous laissent pas tranquille.

Pierre esquisse une moue.

Eh bien, faire demi-tour c’est…

Navrant.

Humiliant.

Tout bonnement impensable.

Pierre acquiesce d’un mouvement de tête. Voici donc le problème réglé. Mais en partie seulement. Parce que l’essentiel demeure en suspens.

Il faut tout de même admettre que continuer droit devant soi en de pareilles circonstances…

C’est audacieux.

Admirable.

Héroïque et de ce fait complètement con !

Pierre ne saurait mieux dire. Il est aussi soulagé que quelqu’un d’autre l’exprime à sa place. Si la crêpe ignore la honte, elle n’en garde pas moins sa fierté.

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Pierre réfléchit, mais le bruit non loin s’amplifie. Pierre réfléchit, mais il ne lui vient plus que des bribes de pensées. La seule idée claire qui finalement se forme dans son esprit, la fille la partage aussi. Seulement elle n’a pas eu à beaucoup se creuser la tête pour la trouver. Pierre est un de ces doux rêveurs qui voit toujours le monde meilleur qu’il n’est. Pas la fille. Pas Ingrid.

En résumé, si l’on ne peut plus ni avancer ni reculer…, commence-t-elle avec une impatience mal dissimulée en face de ce garçon à l’esprit lent. « …Vous me faites la courte échelle, s’il-vous plaît. »

Mais comment donc ! »

Pierre en s’écartant du mur contre lequel il s’appuie reprend du volume. Suffisamment de volume pour aider Ingrid à gravir cet Everest. Il est vrai qu’elle pèse le poids d’un petit sac de plumes. Seulement le mur est haut, saura-t-elle s’y prendre ?

En un clin d’œil la voici qui chevauche la muraille comme un pâle destrier. Pierre l’a vue bondir avec une grâce de danseuse, profiter d’une prise en montrant une insoupçonnable force. Des petits bras qui dissimulent une musculature de déménageur ? Beaucoup de volonté tout simplement. Ingrid ignore l’échec dans lequel Pierre misérablement se complaît.

Merci mon brave, vous êtes bien urbain, lui lance-t-elle depuis le sommet.

C’est déjà quelque chose seulement ça ne vaut pas un filin.

J’ai été heureux de sacrifier ma vie pour Madame.

Vous auriez eu l’air sinon d’un peu galant homme. Mais comme j’envisage les choses, vous pouvez encore me faire quelque usage. Venez donc me rejoindre, voulez-vous ?

Ingrid en cavalière émérite penche son buste de côté et lui tend les bras. Pierre se lance à son tour à l’assaut du pic avec une impression de ratage inévitable. Ce qu’il va réussir au mieux c’est de la faire tomber. Toutefois quelques mouvements énergiques lui suffisent pour la rejoindre sur les cimes. Sa paume seulement lui brûle. Elle doit être éraflée.

Ingrid l’a aidé mieux que bien. Il s’est aidé lui-même mieux que bien. Un tel exploit en temps de paix eût été hors de sa portée. La peur, c’est connu, donne des ailes.

Est-ce l’ivresse des hauteurs ? Ayant presque réussi, ils éprouvent l’un comme l’autre un sentiment de toute puissance. C’est une chaleur qui monte de l’intérieur. Ils enjambent le rebord de tuiles mécaniques comme un parapet et se laissent doucement glisser de l’autre côté. De l’herbe, un sol encore humide des dernières giboulées de mars amortit leur chute. Peu habitués tous deux à ces efforts rudes, ils poussent un « han ! » à l’atterrissage et exhalent un long soupir.

 

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Vaste est le jardin. Plus long que large, il rejoint la rue de derrière. Un moyen d’évasion, peut-être… Une façon inattendue de poursuivre leur route. Ils ne savent pas trop. Une maison ancienne dans le fond et d’autres murs sur les côtés leur bouchent le paysage.

Deux pelouses, une herbe bien verte de printemps. Des massifs fraîchement retournés qui attendent les semailles. Un édifice en rotonde sans étage près de l’endroit où ils sont tombés.

Qu’il est charmant ce petit pavillon d’été ! s’exclame Ingrid bien snob devant ce qui dépasse à peine en surface l’abri de jardin homologué.

Et maintenant que fait-on ? lance-t-elle à la cantonade et en s’époussetant.

On se repose un peu.

Très bien, l’on avise.

Doit-on vraiment continuer notre chemin ou…

Profiter tout à loisir de ce pittoresque endroit...

Tout juste relevés, ils s’asseyent par terre. Leurs membres éprouvés se détendent. Ils ferment un peu les yeux. Malgré le bruit et la fureur juste là derrière. Ces vieux murs en ont vu d’autres, ils ont su protéger bien d’autres qu’eux. Un vieux mur vous parle davantage d’éternité que tout le reste. Parce que l’imagination de l’homme a ses limites vite atteintes. Quelques générations ne sont rien peut-être, mais nous ne savons pas voir au-delà.

Au-delà, c’est un néant que nous identifions à la mort. S’il nous semble ne rien y avoir après la mort, c’est qu’il nous manque un passeur pour enjamber la nuit des temps et l’infinie succession des générations. Ce passeur c’est Dieu ou quelque idée de continuité. D’une indispensable continuité.

Ingrid et Pierre se reposent, et tout de suite ou presque, commencent à s’en vouloir de se reposer. Le repos n’est pas fait pour eux. Le repos c’est la récompense des sédentaires. Eux ont des exigences plus élevées, ce qui fait d’eux des nomades.

Nous devrions demander conseil à nos hôtes si charmants. De quoi aurions-nous l’air si nous ne les remercions pas de leur généreuse hospitalité, propose alors Ingrid.

En somme, ils ne font plus que marcher ou bien tomber par terre et se relever. On a connu des destins plus calmes. Mais le calme en ce moment…

L’indigène après tout connaît son affaire, il vit ici au fil des saisons, approuve Pierre.

Qui d’autre que lui arrive à mieux prévoir l’arrivée du prochain orage ?

Il y a une grande allée de part et d’autre du jardin. Deux hauts sapins également, un sur chaque pelouse. Vestiges de Noëls lointains. La nostalgie semble être de mise par ici, car on voit apparaître une évocation timide d’une forêt vosgienne par-dessus le mur qui sépare du jardin voisin.

Ca ne se fait pas d’arriver les mains vides, déplore Ingrid.

N’amenons-nous pas suffisamment d’emmerdements ?

La jeune fille bat des mains.

Mais oui ! En un sens, c’est plus original qu’un bouquet de fleurs.

Ils vont se confondre en remerciements sans l’ombre d’un doute.

 

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Il est des isolements qu’on abandonne sans regret. Pourtant la compagnie d’Ingrid n’est pas désagréable, même pour un misogyne tel que Pierre. (Pierre n’est pas misogyne dans l’âme. Il l’est devenu comme l’enfant se méfie de la flamme après s’être trop brûlé. Il y a sur le corps de Pierre des plaies d’incendié.) Mais il y a plus grand que nous-mêmes, plus grand qu’un couple balbutiant, et même plus grand que cette ville. Il y a quoi au juste ? Le chaos général peut-être… Une chose en tout cas qui effraie tellement qu’elle incite à se regrouper.

Ainsi vont-ils vers la maison comme on se réunit en vue d’une quelconque offensive.

Et puis le ciel s’ouvre ou bien c’est la terre qui tremble. Tandis qu’ils manquent tous deux d’être déséquilibrés, tandis qu’un coup violent les frappe et qu’ils ressentent jusqu’au fond de leurs tripes, la maison dont ils se rapprochent devant eux se soulève…

Enfin non, elle résiste ; elle encaisse tout comme eux. Seulement les vitres toutes ensemble volent en éclats et c’est comme un brouillard de morceaux de verre autour d’elle. Un brouillard dense qui tintinnabule et ne dure qu’une seconde, faisant croire à un rêve après.

Plus de vitres et plus vraiment de fenêtres.

Il ne reste que la mémoire physique du choc, presque une douleur qui fait se demander si l’on n’a pas été blessé. Une stupeur profonde. Et puis la peur. Comment se comporter si cela recommence, ou plutôt s’il survient cette fois-ci quelques signes annonciateurs ? Vers quel abri se précipiter ? Rien de sûr dans les parages.

Toutefois c’est le silence d’après la bataille. Un calme comme on ne croirait pas qu’il en existe. Qu’Ingrid et Pierre apprécieraient peut-être, ou bien redouteraient comme une manifestation surnaturelle, si des abeilles dans leurs oreilles n’émettaient pas de tels bourdonnements.

Le spectacle est si étonnant qu’ils se tiennent par la main pour le contempler, vacillant encore un peu sur leurs jambes. Rien en apparence n’a changé. La maison qui leur bouche l’accès à la rue reste une maison. Elle se dessine à nouveau parfaitement devant eux. Seulement c’est comme si le dessin avait été barré d’un ferme coup de gomme, et puis l’on distingue au-dessus du toit des tourbillons de poussière de bien mauvais augure.

Il me semble maintenant inutile de nous préoccuper de nos hôtes, dit Ingrid d’une morne petite voix.

Il me semble maintenant inutile d’envisager une fuite immédiate, réplique Pierre pas plus vaillant.

Nous ne serons pas plus mal ici qu’ailleurs, et même plutôt mieux. Chacun sait qu’à l’instar de la foudre, les roquettes artisanales ne tombent pas deux fois au même endroit.

Sincèrement, je ne vois pas quel imbécile pourrait avoir dit cela.

Si je vous l’affirme, c’est bien que quelque part une haute autorité guerrière, un stratège dont le génie vous dépasse, mon petit monsieur, en a ainsi décidé.

Peut-être ai-je parlé trop vite… Je n’ai pas tant lu que cela.

Eh bien, il faudrait voir un peu à vous cultiver !

Pierre serre Ingrid dans ses bras. Il s’aperçoit qu’elle tremble et s’en trouve soulagé. Il craignait qu’elle lui en veuille de trembler aussi.

 

54

Pierre avise un placard que le souffle a ouvert et le vide de ses affaires de camping. Puis il se rend dans la cuisine bouleversée et n’a plus qu’à se baisser pour ramasser tout le nécessaire.

Matelas gonflables, deux sacs de couchage déjà étalés, un réchaud plus quelques cartouches de gaz, leur campement dans ce qu’Ingrid nomme pompeusement « le pavillon d’été » du jardin prend déjà fière allure.

Ingrid pour tout organiser s’affaire avec une énergie qui n’étonne pas et un dévouement de petite bonne femme qui davantage surprend. Mais après tout, on y pourra rien changer, songe Pierre, une femme reste une femme. Et quels que soient les perfectionnements qu’on ajoute à l’espèce, une femme continue de se soucier de son foyer.

Et même de s’inquiéter pour l’homme chargé de la protéger. Cet homme pourtant plus faible qu’elle à bien des égards.

J’ai un impressionnant répertoire de chansons paillardes. Souhaitez-vous l’entendre, ça va vous distraire, propose-t-elle à Pierre qui rumine.

Je rate certainement quelque chose, toutefois je ne veux pas me distraire. Bien au contraire, je cherche à me rappeler. Sommes-nous devenus cyniques au point d’oublier le malheur chaque fois qu’il se présente à nous ?

Je respectais votre douleur, je puis aussi m’en foutre. Comprenez, j’avais un peu mauvaise conscience de vous avoir envoyé tout seul là-dedans. Très bien, si vous préférez, racontez-moi qu’on rigole. Et la maison, d’après vous, elle tiendra ?

Je n’en sais rien. Il y a un grand trou dans la façade qu’on ne saurait distinguer d’ici. Il se peut qu’elle s’effondre sans prévenir.

Et à l’intérieur, une vraie boucherie, je suppose.

Pierre hausse les épaules et blêmit. Ingrid s’approche de lui et pique sur sa joue un petit baiser. Pierre peut être rassuré, même si les temps sont durs, lui n’est pas encore racorni tout à fait.

 

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Penchée sur le petit réchaud installé près de la porte du bâtiment, Ingrid méticuleusement touille. Déjà le soir qui tombe, la lumière rasante annonçant un ciel bientôt empourpré.

Pierre sourit de cette application de mauvaise cuisinière soucieuse de plaire malgré tout.

Son attendrissement point ne l’empêche de se sentir des fourmis dans les jambes. Il a cet empressement de ceux qui n’ont pas su prendre à temps leur décision. Il vit à présent dans un retard permanent.

Ce n’est pas pour me plaindre, mais quel manque de chance tout de même !

Ingrid, vexée, tourne vers lui son regard concentré.

N’exagérez pas, mon petit salé aux lentilles, bien que sorti de sa boîte, n’a pas une odeur si infecte.

Plutôt que votre cuisine, j’évoquais la météo et ses changements de temps subit.

Ca, mon petit père, la malchance n’y est pour rien. N’eussiez-vous pas séché les cours qu’on vous y eût enseigné que la fragilité des sociétés suite aux inégalités de toutes sortes, la fragilité des Etats aux déficits endémiques, cause inévitablement une rupture de l’ordre social.

Ainsi donc trop de coups de pied au cul se perdent.

Je ne vous le fais pas dire. Le seuil critique une fois atteint, point n’est besoin d’un évènement d’importance pour obtenir un embrasement général. Il suffit d’une banale étincelle pour…

Nous brûler les doigts !

Impossible désormais de déambuler sans sa paire de moufles ignifugées quand autrefois un banal cache-col en laine suffisait. Sans indiscrétion, où vous rendiez-vous donc ainsi dépourvu ? Où semblez-vous toujours si pressé d’aller ?

La zone 51.

Tiens, tiens… Vous y avez des proches à visiter ou bien quelques lointains…

J’ai la ferme intention de m’y installer.

La zone 51, base secrète où l’on a planqué en toute hâte les petits hommes verts qui se sont écrasés à Roswell. Ici, c’est à peu près pareil. Ici aussi ce sont des extra-terrestres qui peuplent la zone 51. Bien vivants. Agitant leurs tentacules, vrillant les cerveaux humains de leur pouvoir télépathique.

La zone 51 est à l’origine une friche industrielle (une de plus, une de trop dans une économie sinistrée) où se sont réfugiés par un beau jour, une journée aussi historique que la collision d’une soucoupe avec notre plancher des vaches, pouilleux, marginaux, réformés d’un système toujours plus exigeant. Dans la zone 51 s’est créée par la force des choses plus que par solidarité humaine (par un salvateur esprit de rébellion aussi, il faut tout de même le consigner), une microsociété parallèle où l’homme n’est plus réduit à son rôle économique. Où l’homme aplati, comme Pierre tout à l’heure et tremblant, reprend du relief et peut-être du courage pour affronter son époque qui ressemble de plus en plus à un cheval emballé que nul ne sait plus comment faire revenir au pas.

En résumé, la zone 51 si l’on en croit l’Internet, il y a des puces, c’est craignos mais c’est le pied !

Ingrid ouvre de grands yeux ébahis.

Eh bien quoi, on peut être las de toujours rater les tests génétiques exigés par les employeurs avant une embauche même temporaire. Toujours ils décèlent dans mon pauvre ADN ou bien un risque de cancer, ou bien une inaptitude aux efforts prolongés ou que sais-je… Ah, j’oubliais ! Il est quasi-certain que je deviendrai diabétique avec l’âge. Aucune compagnie d’assurances ne me veut plus pour client.

Mazette, votre patrimoine génétique est à foutre à la poubelle. Pour sûr, vous ne ressemblez en rien à un travailleur de qualité.

J’ai fini par en sourire, mais pas mes semblables.

La technologie les rend horriblement sérieux.

On m’en voudra ma vie durant de ne pas sortir d’une de ces belles cliniques de fécondation comme toute l’élite. J’ai pourtant fait du chemin depuis le stade embryonnaire. Vous ne trouvez pas ?

Je confirme. N’empêche que j’ai du mal à gober tous vos bobards, mec. Les loosers de votre triste espèce apprennent vite à renoncer. Cela fait des années que la zone 51 vous tend les bras. Pourquoi avoir tant attendu pour vous y précipiter ?

J’invoquerai des raisons personnelles qui ne vous regardent pas, jeune effrontée.

L’étroit visage d’Ingrid s’éclaire du large sourire de la scientifique qui vient de résoudre l’une des grandes énigmes de l’Univers. D’autant plus éclatant qu’elle a eu peu à se creuser la cervelle. Rien de mieux mis en évidence que ce qu’on cherche le plus à dissimuler. Et puis les femmes lisent en nous à livre ouvert. Les hommes, convenons-en, sont si prévisibles, alors qu’elles… Elles ressemblent aux tempêtes, jamais rien n’est paisible avec elles.

Ingrid tout de suite a su deviner, mais tant de ridicule semble choquer cette fille pourtant dévergondée. Le snobisme, c’est bien la peur de ressembler à l’autre.

Tout de même, vous n’allez pas me dire que… Récapitulons, face à une insécurité toujours plus grande, on envisage… Non, on fait plus qu’envisager… C’est une loi immédiatement exécutoire et sur le point d’être adoptée… Tous ceux qui dans leur ADN possèdent d’affreux gènes de criminel pourront être arrêtés à titre préventif.

La zone de 51 est une zone de non droit, je cours m’y réfugier. Ne me regardez pas comme ça. Personne n’est à l’abri d’une séquence d’ADN un peu pourrie.

Un peu pourrie ! Vous maniez l’euphémisme avec l’adresse du politicien accompli. Y a-t-il au moins quelque chose qui tourne rond dans vos chromosomes ?

Cessez de vous en prendre à mon ADN. Ce n’est pas lui le fautif, ce sont tous ces tests génétiques bien trop pointus.

Ingrid se met à rire aux larmes. Insolente gamine trop consciente de sa supériorité. Trop consciente de l’absence de valeurs de son époque et pour qui il semble normal que seuls les plus malins s’en tirent. Et un peu malgré lui, Pierre se met à rire aussi. Tout comme Ingrid, il n’espère plus rien du monde.

Il rêve souvent d’y mettre le feu. Son rire est un incendie.

 

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C’est le crépuscule maintenant. Ils ont mangé. La cartouche de gaz qui, tout à l’heure, a réchauffé leur pitance les éclaire.

Et vous ? se décide à demander Pierre. La question ne lui brûlait pas les lèvres. Il la lui pose parce qu’elle doit être posée. Parce qu’il est bon — et peut-être vital — d’avoir quelques certitudes à opposer à la lourde masse du chaos.

On m’a sorti d’une cuve d’azote liquide où j’ai dormi bien longtemps en compagnie de mes frères et sœurs qui, eux, sont peut-être toujours en attente d’un utérus d’adoption. La petite graine n’a pas cessé d’être contrôlée lors de sa conception et de sa croissance. Soyez assuré que le produit fini est de toute première qualité.

Cela tombe sous le sens, vous êtes un bonheur pour les yeux. Aussi voulais-je plutôt vous demander quelle était votre destination lorsque des évènements malencontreux, ma foi…

Nous ont rendu comme cul et chemise !

Ont nécessité une association.

Qu’importe, je ne vis pas dans le passé. Où vous irez, j’irai ! Nous sommes inséparables.

Vous ne me semblez pourtant pas du genre à suivre le premier venu.

Je suis du genre que je veux.

Capricieuse ?

Voilà ! Je suis l’exemple même de la petite fille riche qui désire s’encanailler. Je deviens la complice d’un rebelle.

Je ne suis pas un rebelle ! se défend Pierre avec trop de véhémence. Comme si on l’insultait.

Eh bien, vous devriez ! Ca vous donnerait de l’allure. Enfin auriez-vous l’air moins con.

Pierre hausse les épaules. Il sait que cette nuit encore, il va rêver que lui aussi sort de l’azote liquide fumante et qu’il ne connaîtra jamais ni ses frères ni ses sœurs, ni le mystère de sa conception. Seul et déboussolé, ignorant de ses origines, il sera plus heureux qu’il n’est.

 

A17

Couchés au fond de leurs sacs comme des momies, ils plaisantent et bavardent en cherchant le sommeil sans empressement. C’est les colonies de vacances, le dortoir du collège, et si ni l’un ni l’autre n’y sont allés, les soirs de la belle saison du temps de l’enfance sans les adultes qui y jouaient les rabat-joie. Ils goûtent tous deux à une liberté rare, celle de la camaraderie dont les amants ont le regret bien qu’ils partagent des joies autrement plus grandes. L’amour enferme dans des rôles dont la camaraderie vous libère.

Il ne faudrait coucher ensemble qu’en camarades, faire l’amour, certes, mais sans se laisser prendre au terrible piège des sentiments.

Ingrid s’endort la première entre deux phrases, de ce sommeil lourd que souvent les femmes ont. Ce sommeil qui laisse l’homme seul avec lui-même. Si seul. Cette sensation d’abandon s’accompagne chez Pierre d’une cruelle amertume qui l’aura peu lâché, mais à laquelle jamais il ne se sera habitué.

Pierre comprend pourquoi ceux qui n’ont jamais pu dominer regroupent leurs forces pour combattre l’autorité qu’ils jugent injuste. On s’habitue plus facilement à la réussite qu’à l’échec. Si l’on ne tire nulle gloire à force de ses succès, la frustration, le rejet, rapidement se changent en un poison virulent.

Pierre se dit que s’il avait de bons gènes, Ingrid l’admirerait. Elle verrait en lui son égal, un partenaire possible. Si Ingrid à présent le regarde, il n’est pas certain qu’elle le voie. Une fois de plus, Pierre doit se contenter de peu, alors qu’à l’homme, et surtout à l’homme devant une femme qui lui plaît, il faut beaucoup.

Et puis le sommeil l’emporte. On irait sûrement de révolution en révolution si le sommeil n’était pas là pour atténuer le ressentiment des gueux.

Les cris, la nuit, comme tout ce qui nous inquiète nous espérons que ça passera tout seul et très vite.

Des gens de passage dans la maison d’à côté, dans le jardin d’à côté, qu’ils s’en aillent puisqu’ils n’ont aucune raison d’être là. Un haut mur protège le couple, et puis le pavillon d’été où ils dorment les protège ; et puis les duvets qui les isolent du froid peuvent aussi bien les isoler de tout.

Rien de tout cela, évidemment, n’offre une protection valable et les gens de passage s’attardent sans raison. On se dit bien certains jours que la terre continue de tourner sans raison.

Le crépitement d’un feu de bois, les flammes dansantes jusqu’en haut de cette fameuse muraille marquant la frontière, mettent un terme à tous les espoirs de tranquillité d’Ingrid et Pierre. De l’autre côté continuent de résonner clameurs et rires, insultes et blasphèmes, bêtises d’hommes de troupe, vociférations de guerriers.

Nos voisins, décidément, ne sont pas des gens fréquentables, se plaint Ingrid elle aussi dérangée dans son lourd sommeil obstiné.

Pour sûr, de pareils rastaquouères détonnent dans un quartier de bonne tenue !

Que font-ils alors par ici ? Je mise sur des évènements inhabituels pour expliquer leur venue. Cela ne présage rien de bon.

 

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Ils se rhabillent avec la même hâte qu’ils se sont déshabillés. Ils enfilent leurs vêtements comme l’on passe les différents éléments d’une armure. Peut-être est-ce le poids de celle-ci qui leur fait se sentir patauds ou augmente leur impression de solitude.

Ils sont des dizaines là derrière. Eux ne sont que deux. Tout leur équipement ne leur sert que pour être décents dans la fuite, point n’est question de bagarre.

Ingrid et Pierre n’ont plus rien. Ils ne leur reste que ce refuge qu’ils n’ont nullement l’intention de céder. Une errance en pleine nuit, ils le savent, devient rapidement désespérée. Mais voilà, rester représente un bien grand risque. Même si Pierre s’y connaît pour faire la crêpe, même si les ténèbres se font complices.

Du côté des intrus, du côté des barbares, les rires fusent et les voix déjà se font plus traînantes. Bien qu’élevée la muraille n’offre qu’une protection dérisoire face à des hommes sans foi ni loi, qui plus est défoncés à regarder passer les satellites ou copieusement alcoolisés.

Malgré cela Pierre est tout disposé à continuer de se terrer. A tâtons il recherche un succédané de gourdin afin de défendre sa vertu. Plus vive d’esprit et plus experte dans l’art de la guerre, Ingrid souhaite mieux connaître son ennemi avant de prendre quelque décision que ce fût.

Elle adresse un signe à Pierre, et devant sa réticence, l’agrippe par l’épaule pour l’attirer près du mur.

Liftier, à l’étage au-dessus, ordonne-t-elle.

Pierre se soumet et joint ses mains avant de se pencher un peu. Le contact de la grosse semelle de la chaussure est désagréable, mais la fille, on l’a dit, n’est pas lourde à soulever. La voilà qui se cramponne au sommet où poussent quelques brins d’herbe. Elle joue les espionnes sans manifester d’appréhension.

Pierre lui envie son courage avant de très vite le lui reprocher. Tant de bravoure confine à la stupidité. Ingrid a négligé de noircir son visage. Pire encore, sa belle chevelure forme dans la pâleur lunaire autour de sa petite tête un halo resplendissant. Pierre secoue un peu sa jambe fuselée qu’il maintient en guise d’avertissement. Mais qui mieux qu’une fille peut refuser de voir la réalité ? Ainsi le voici contraint de lui lancer d’une voix aussi étouffée que possible : « Tu ressembles à un bonhomme de neige en haut d’un terril ! »

L’incompréhensible alors se produit. Dans la seconde qui précède le mouvement qu’allait faire Pierre pour ramener Ingrid au sol, celle-ci littéralement s’envole.

Ingrid perd-elle la raison ? Cette fois même les plus saouls la remarqueront. Espère-t-elle passer sous la lune pour un chat en promenade ? D’ailleurs à quoi bon ? Pierre soupçonne ces gens-là de tirer aussi sur les chats.

Si Pierre se retient de l’enguirlander, ce n’est pas par crainte qu’on le prenne pour un pétochard de première, puisque après tout c’est la vérité et que son ADN foireux lui donne quelques excuses, comme s’il était handicapé. S’il ferme sa grande gueule c’est seulement parce qu’il n’y a plus rien à dire.

Ingrid est passée de l’autre côté.

Du mauvais côté.

 

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Demeuré seul, Pierre est en proie à la panique. Les filles sont folles. Ainsi tous leurs agissements saugrenus s’en trouvent-ils expliqués. Il marche de long en large sans savoir quoi faire. Sa cervelle tourne à plein régime à la recherche d’une idée. Surtout cherche-t-il à découvrir ce qui a pu entraîner chez Ingrid une telle aberration comportementale.

Soudain s’impose à lui l’hypothèse qu’Ingrid a pu apercevoir non loin du mur quelque abri derrière lequel se dissimuler et que sa témérité…

Cela doit être ça. Quoi d’autre sinon ? Ce n’est pas très malin de la part d’Ingrid, mais moins fou que tout ce qu’il a pu envisager. Alors Ingrid attend que Pierre le rejoigne.

Mais le mur est trop haut pour être escaladé sans accessoires et aucune bonne poire à proximité ne semble disposée à le porter sur ses épaules.

Tout de même, Ingrid aurait pu y songer. Mais les femmes tout à leurs caprices ne réfléchissent à rien.

Voila Pierre obligé de retourner dans la maison démolie. La dernière chose qu’il eût aimé faire. Il n’a ni le temps ni l’envie de partir à la recherche du support le mieux adapté. Dans sa hâte, il attrape la première chaise qui lui tombe sous la main et revient vers le fond du jardin en courant. Il monte sur la chaise adossée au mur et les pieds de celle-ci sous son poids s’enfoncent un peu dans la terre meuble. De toute façon, il est toujours trop bas. Jouant les équilibristes, Pierre met ses pieds sur le dossier et sent la chaise vaciller tandis que son bois sinistrement grince. De toute la force de ses bras, alors il se hisse. Il va se casser la gueule si jamais ses doigts lâchent prise. Il se rassure à la pensée qu’un moment seulement lui suffira.

Il aperçoit des groupes étalés autour de feux de camp improvisés où brûlent les meubles ainsi que quelques affaires de la maison d’à côté après un pillage en règle. Ils sont nombreux, ces bougres. Ils sont armés. Ils boivent, bâfrent et copulent pour se donner du courage. Tous mélangés comme des bêtes. Des bêtes haineuses.

Pierre avant de se laisser tomber a le sentiment d’assister aux agapes d’une horde d’un autre âge. Il se demande si son époque ne se trompe pas en prétendant tourner résolument le regard vers l’avenir, si ce n’est pas plutôt le passé qu’elle fixe.

Quant à Ingrid, il ne l’a aperçue nulle part. Aucune chance qu’elle se soit trop bien dissimulée, il n’existe de cachette nulle part. Le jardin à l’abandon ne manque pas d’être envahi de hautes herbes, toutefois les intempéries les ont couchées.

Ingrid, Pierre ne la reverra plus.

Elle a changé de camp.

 

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C’est d’abord une succession de bruits confus, et puis celui plus caractéristique de la chute d’un corps lourd.

Pierre qui devrait demeurer sur le qui-vive n’entend rien de tout cela. Profondément, il dort. Ses rêves aussi sont profonds. Pierre s’est libéré de l’emprise du monde comme il ne l’avait peut-être jamais fait auparavant. Comment pourrait-il redouter la mort après une pareille expérience ? Que la mort semble douce à comparaison de son ancienne vie !

Mille morts que Pierre endurerait à présent qu’il a enfin rompu ses derniers liens avec cette société effroyablement coercitive qui fut la sienne. Ce que les politiciens n’ont jamais compris c’est qu’à trop se monter inapte à rendre les gens ne serait-ce qu’un peu moins malheureux, ils les ont rendus indifférents à tout. L’espoir ce n’est pas de la communication, l’espoir c’est des actes. Point n’est besoin de s’entourer de conseillers pour redonner de l’espoir aux gens. Il suffit de se comporter comme un homme face à d’autres hommes. De se retrouver entre mortels qui, à peine nés, glissent déjà vers le néant et souhaitent avoir quelques bons souvenirs à emporter dans la tombe. Pour donner du sens à ce qui n’en a aucun.

Et cette petite main qui secoue Pierre semble ne rien secouer du tout. Pierre n’est pas mort. Il vit. Seulement il vit au-delà de toutes les limites qui lui furent imposées, y compris celles de son corps. Pierre est surpris en flagrant délit de vagabondage, mais il s’en fiche comme de tout le reste.

Alors Ingrid lui renverse le contenu d’une bouteille d’eau sur la gueule.

L’homme peut échapper à ses geôliers et à lui-même, il n’échappera jamais aux femmes.

Pierre revient vers la surface en suffocant comme un plongeur qui manque d’air. Bien trop rapidement. Sans respecter les paliers. On peut alors redouter l’embolie.

Evidemment, de tout ça Ingrid n’a que faire. Pierre l’observe à travers ses larmes d’eau minérale. Elle présente cet indicible aspect de la chatte fugueuse qui se décide enfin à rentrer. Il se dégage d’elle un air de grande fatigue et de lubricité.

Vous ne vous inquiétiez pas pour moi, je suis déçue, lui reproche Ingrid.

C’est que je m’étais absenté. Je viens de passer ma toute première nuit en zone 51.

Ingrid réfléchit quelques instants et l’approuve d’un mouvement de tête.

Je comprends ce que vous voulez dire. Je devais certainement être là-bas moi aussi et j’avais cessé de penser pas à vous.

Je ne m’attendais pas à votre retour.

Ces jeunes gens sont…

Ennuyeux.

Par trop exubérants.

Agressifs.

Voilà, bien trop destructeurs à mon goût.

N’oubliez pas de dire : trop autodestructeurs.

Le jour n’est pas encore levé sinon Pierre verrait Ingrid rougir.

De véritables hooligans sans respect des autres ni d’eux-mêmes, ce doit être ça. Avant, ils terrorisaient tout le quartier et puis une autre bande s’est imposée qu’ils sont retournés combattre avec leurs survivants encore en état. Nous devons nous enfuir avant la prochaine bataille. Profiter de ce bref intermède et compter sur notre chance pour passer à travers les mailles du filet.

 

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C’est comme s’extraire d’un piège à ours, d’une fosse profonde. Les premiers mètres n’inspirent rien d’autre que du désespoir. Déjà la peine est trop grande. Renoncer serait plus sage. Mais renoncer c’est périr. Et salement au fond du trou.

Alors les mains et les pieds s’enfoncent dans une boue instable. Et plus l’on avance et moins l’on pense. Réfléchir se serait obligatoirement douter et douter c’est comme renoncer. Douter c’est tomber, c’est périr.

Surtout ne pas penser.

Ne pas regarder en bas non plus car la paroi est abrupte. S’enfuir c’est toujours un vertige.

Et après avoir tant souffert, tant transpiré, alors enfin…

Enfin un fol espoir gonfle le cœur, diffuse sa merveilleuse chaleur dans le corps et l’esprit. Quelques prises seulement… Pourvu que la chance… Pourvu qu’il en reste un peu de la chance… Surtout ne rien hâter. Bien décomposer ses mouvements. Et quand le pied glisse, c’est avec encore plus de vigueur qu’on le replace dans la minuscule anfractuosité. Echouer serait nier l’importance de sa propre existence. Nier que l’on est unique et seul maître de son destin.

Ingrid et Pierre en sont presque sortis de ces rues morbides où la violence partout a laissé ses stigmates, où elle en laissera bientôt d’autres. Ils en sont presque sortis avant que le jour se lève. Ou plutôt n’est-ce encore qu’une aube blafarde, une aube timide qui n’a pas assez de vigueur pour leur causer du tort.

Et tant pis si l’air palpite. Tant pis si les feuilles autour d’eux bruissent, les prévenant d’on ne sait quel danger. Tant pis pour cette odeur qui s’ajoute à celle de la mort et de la désolation, qui la renforce en somme. Cette odeur longue à définir. Quelle est cette odeur d’abord si faible ? Ingrid et Pierre finissent par dire : « Tiens, ça sent le cramé ! »

Ils en sont sortis cette fois, ou tout comme, rampant, contournant, se dissimulant in extremis à plusieurs reprises alors que survenait une bande, alors qu’en partait une autre. Savantes stratégies pour ces guérillas urbaines toujours recommencées jusqu’à ce que se brise l’équilibre de la terreur. Un camp alors l’emporte sur l’autre pour une semaine ou pour un mois, ou une simple journée…

Ils en sont sortis, c’est certain, mais l’aube face à eux prend des couleurs et éclaire ces imposantes colonnes de fumée noire qui semblent porter un ciel tout aussi sombre à cet endroit. Ces monstrueuses colonnes que tout à l’heure encore ils ne distinguaient pas. En même temps que cette odeur de plus en plus âcre leur parvient le bruit des sirènes. Avec l’aube triomphante, le vent a tourné.

Là-bas à l’est, dans la direction vers laquelle ils orientent leurs pas, c’est tout un pan de la ville qui s’embrase, c’est un incendie titanesque sur l’origine duquel on n’a pas fini de s’interroger.

Lorsque Ingrid et Pierre y parviendront enfin, la zone 51 ne sera plus que braises et cendres. La zone 51 dont ils n’auront goûté le charme qu’une seule nuit et encore de si loin.

Ingrid découvre l’échec qu’elle ne savait pas et que Pierre, lui, ne connaît que trop bien.

Ingrid se jette dans les bras de Pierre et étouffe ses sanglots contre son épaule. Pierre lui dit qu’il a compris qu’elle voulait se rendre dans la zone 51 pour commettre cette folie d’enfanter librement, alors qu’aujourd’hui toutes les naissances sont réglementées et que les fécondations doivent obligatoirement avoir lieu in vitro.

Ingrid lui confie qu’elle a peur d’être enceinte d’un de ces hooligans, un de ces voyous totalement en dehors du système qui lui ont paru bien à tort être des mâles dominants parce qu’ils exhibaient tatouages, piercings, cicatrices au cœur et à l’âme.

Comme il contemple cet horizon en flammes, Pierre prie en silence pour qu’Ingrid ne soit pas gravide et qu’un enfant n’ait pas à souffrir comme lui-même d’un patrimoine génétique déficient en des temps où l’excellence n’arrive pas à se satisfaire d’elle-même et cherche le moyen d’aller vers une race toujours plus pure et performante.

Il y a déjà trop d’aliens et pas assez de bases clandestines où héberger ces dangereuses créatures anticonformistes.

 

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3 décembre 2023

NOUVELLE INEDITE : LA SURPRISE DU VEUF

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PROCHAINEMENT PARUTION DE "NOUS IRONS ENCOURAGER LES COUREURS" EN VENTE EN LIBRAIRIES ET SUR INTERNET.

 

Des fois, si je pouvais mieux me souvenir…

Parce que là, j’ai un peu l’air d’une brebis égarée.

Je dois quand même préciser que tout ça remonte à loin. Bien des années pour pas parler en siècles… J’évoque là ma lointaine jeunesse ! Une vitalité qu’a bien changé…

Je résiste encore à l’effort, attention ! Seulement ces efforts-là sont plus les mêmes ; plus mesurés et moins fréquents que sûrement ils apparaissent…

C’est une chance, j’ai toujours eu une excellente mémoire. Une mémoire visuelle que je la qualifierais. L’embêtant c’est pour le reste. J’en ai causé, tout n’est plus vraiment là. J’ai comme des pointillés dans le cerveau.

Pour l’essentiel, c’est un fait, j’ai toute ma tête encore. Ma tête contient l’essentiel. C’est plutôt les détails qui se sont barrés.

Inévitable sûrement à mon âge. Même si des fois chais plus bien l’âge que j’ai. Bon, à la condition de pisser droit, on a toujours l’âge de ses artères !

Je venais par ici dans le temps, ça j’en suis sûr. Je suis moins certain de me rappeler ce que je venais foutre dans le coin ! Oh, ça n’était pas alors les occupations qui manquaient. J’ai jamais été feignant, je crois bien ; et je me suis toujours intéressé.

Bon, je marche pendant dix minutes un quart d’heure avant de me demander pourquoi je suis revenu dans ce foutu quartier. C’était sur le point de m’apparaître tout à l’’heure, c’est bien possible ; mais là, j’vois plus du tout…

Qu’est-ce que je fous à traîner comme ça, bordel ! Y me vient des envies comparables à celles d’une femme enceinte. L’heure est arrivée de se trisser, d’aller chercher ailleurs. Et si l’objet de mes recherches m’est un peu sorti du ciboulot, je ne doute pas que ça va finir par s’éclaircir là-dedans… A moins que ça ne s’obscurcisse davantage ! On peut pas dire.

Il me semble que j’avais à faire un truc de particulièrement important… Je puis me tromper toutefois ou bien confondre. Je me demande bien aussi ce que je puis avoir encore d’important à faire…

 

03

 

Qu’est ce que je cherchais au juste ? Voilà en tout cas ce que j’ai trouvé… Mieux que rien. Et puis ça me satisfait. Il est rare, il me semble, que je sois encore pleinement satisfait. A moins que ça ne m’arrive assez souvent ? J’vais dire, chais plus…

J’ai trop de choses importantes en tête pour retenir les vétilles. A notre époque, on est saturés d’informations. On va sans cesse d’une catastrophe à une autre. Autrefois déjà ça se cassait la gueule… Seulement l’accélération du désastre était moindre. Les plus jeunes conservaient un peu d’espoir.

 

12

 

Ne nous y trompons pas, une église est un assemblage d’éléments hétéroclites. Seulement à force de les avoir sous les yeux, on y prête plus beaucoup d’attention. Un spécialiste néanmoins raconterait que les fondations de celle-ci remontent au XI ème siècle, la nef au XV ème, un clocher rebâti vers la fin du XIX ème ; quant à l’intérieur, retable et autres…

Mais à l’intérieur on ne peut plus y entrer. Je viens d’essayer, je me suis heurté à une porte principale close et pareil sur le côté. Dieu a déménagé à ce qu’on dirait ; ou bien ne souhaite-t-il plus vous recevoir. Possible aussi.

Dieu s’en tape le coquillard ! On s’en doutait vaguement, c’est à présent un fait avéré. J’ai repris du recul afin de contempler la petite église de quartier dans son ensemble. Les Monuments historiques sont venus faire le job voici quelques années. Le tailleur de pierres a habilement procédé à quelques restaurations. En revanche, des tuiles manquent sur la toiture provoquant des fuites sévères.

Dans le temps, c’était la fierté des artisans locaux de venir travailler sur leur église. Ils en parlaient encore longtemps après. Ils s’étaient donné du mal plus encore que sur leurs autres chantiers. C’est qu’ils entraient dans une longue tradition. Ils se sentaient titillés par la grandeur, une tentation d’immortalité.

Je parierais qu’à présent les artisans comme les autres paroissiens, de cette église ont oublié le chemin… Et l’’on prétend que c’est moi qui ai des trous d’air dans le cigare !

Pour de vrai, cette église cadenassée ressemble à un navire de pierre échoué. Un de ces vieux rafiots qu’autrefois en Bretagne on balançait sur un banc de sable. On l’abandonnait en attendant que les éléments fassent leur travail de sape.

En ce qui concerne l’église ça allait demander un peu plus de temps, voilà tout, afin qu’elle s’engloutisse et disparaisse.

Qu’importe puisque sa présence commençait à passer inaperçue, comme s’il était déjà acquis qu’elle n’appartenait plus au temps présent. Au siècle de l’’obsolescence programmée la quête moyenâgeuse d’éternité évoquait l’ère du crétacé !

07

 

 

Je pose mon cul sur un banc. Mon dos me fait souffrir. Les bancs publics sont pourtant conçus afin qu’on ne s’y asseye pas, si j’en juge par leur inconfort.

La raison de ma présence ici n’a plus aucune importance. Fatigué, je me laisse submerger par les souvenirs. J’en ai tant qu’on veut, moi, des souvenirs. Faut bien s’occuper quand on vieillit. On se remémore qu’il neige ou qu’il fasse soleil. Vieillir c’est en somme faire l’inventaire de toutes les occasions perdues. Ce qui fait dire à certains que c’est une chance de mourir jeune !

Des siècles durant cette paroisse fut vivante et l’église, comme il se doit, en fut le centre. Le souvenir de certains curés a sans nul doute perduré. Ne me demandez plus lesquels. Ce sont des choses qu’on nous a dites pendant les leçons de catéchisme.

Mes parents se sont mariés ici. Ils n’en revenaient pas de s’être trouvés l’un l’autre. Sur les photos que je possède de leur mariage, ils apparaissent jeunes et bien contents. C’était l’après guerre, tous les gens du reste étaient censés être bien contents. Un pays de gens contents, on se demande à quoi ça pouvait ressembler…

C’est dans cette même petite église que je fus baptisé. Il me reste quelques photos de membres de ma famille autour du moutard dans son landau. A l’exception des gamins, tous bien sûr ont disparu. C’est curieux du reste que les gens continuent de croire qu’ils ont tout le temps devant eux, alors que ça existe depuis belle lurette la photographie et qu’on ne compte plus les clichés sur lesquels figurent des familles heureuses, des gars tout à leurs occupations qui ont à présent canné.

En ce qui me concerne, je me demande pour combien il m’en reste encore. L’instant d’après cette préoccupation pourtant primordiale me sort de l’esprit. Ce n’est pas du gâtisme, juste de l’optimisme !

C’est surtout dans cette petite église abandonnée que j’allais chaque dimanche à la messe. C’était pas que le morveux que j’étais y tienne tant à se sanctifier. Bien au contraire. Seulement des messes le dimanche, y en avait tant et plus. Dans toutes les églises et à tous les horaires. Ça commençait presque aux aurores pour se terminer par la grand-messe. L’après-midi on remettait ça avec les vêpres.

Alors la messe, pour ce qui était d’éviter d’y aller… fallait mieux être habile. Un exploit impossible à renouveler chaque dimanche. Ainsi prenait-on son mal en patience. On assistait à l’office jusqu’à ce que ça se termine. On chantait même en chœur afin de tromper l’ennui. Hé, faut prendre en compte que tous les gens avaient pas encore la télé. On pouvait pas se montrer trop exigeant en matière de loisirs. Ça et la promenade au bois l’après-midi. On prenait ce qu’on trouvait.

La récompense suprême, c’était lorsque les portes — ces portes aujourd’hui condamnées — s’ouvraient à la belle saison sur le soleil après une heure passée dans la fraîcheur d’une demi-obscurité. Tout à coup, même bien après Pâques, voilà qu’on se sentait revivre. Et pour nous, les gosses, commençait loin de l’école une journée (presque) entière de liberté.

Ce que c’était beau le monde lorsque la dictature des grands enfin s’interrompait. Pour un peu, ça nous aurait conduits à adresser des louanges à Dieu. Néanmoins Dieu aussi était un adulte !

Il passe peu de monde désormais dans ce quartier. Il y avait bien des boutiques, je crois, mais il me semble qu’elles ont toutes fermé. Toutes reconverties en habitations, on ne les voit plus.

La vie de quartier devient indécelable, voilà ! Des bagnoles filent pressées. Un grand vraouummm ! Et puis plus rien. De rares chômeurs viennent dans le petit jardin qui entoure l’église médiévale faire pisser le chien. Ça ne veut pas dire que les chômeurs ne sont pas nombreux par ici… Plutôt qu’ils ne sont pas nombreux à posséder un chien qui ait envie de pisser.

Cet endroit, outre la pisse de clebs, suinte le mal de vivre, l’absence, quelque ennui sans remède, comme atteint par une maladie…

L’église, tel un cœur amenait la vie. Le cœur ne bat plus. L’église est morte.

Les rares promeneurs de clebs ne me portent aucune attention. Tout comme moi ils ne sont plus préoccupés par le qu’en dira-t-on. Il faut pour se soucier du regard des autres une appartenance au collectif qui ne nous concerne plus. Mais une dame qui revient chez elle à enjambées guerrières me considère de son œil mauvais. Je lui adresse mon plus doux sourire, ce qui la rend plus méfiante encore.

Naguère cette brave femme eût été une bigote qui serait entrée s’agenouiller et assister à quelque fin de cérémonie. Désormais la télévision qu’elle ne va pas manquer de se dépêcher d’allumer lui tient lieu de conscience et certainement place-t-elle toute sa foi dans un animateur d’émissions de variétés.

Il n’empêche que j’ai été ravi de croiser cette image de la vertu hautaine. Les bigotes aussi me manquent. Dans une société où plus rien n’est stable, où tout évolue vers toujours plus de complexité, la stupidité apparaît telle une valeur refuge.

 

06

 

L’avantage d’avoir une mémoire visuelle comme j’ai, c’est qu’à moins de fermer les yeux on a toujours à causer. On enregistre ça s’appelle. Ça s’effectue tout seul sans avoir à insister.

On oublie les noms, les dates et toutes sortes de choses. On oublie les détails, les précisions. On oublie même parfois le pourquoi du comment. Mais y a quand même certaines choses qui vous restent. Des choses visuelles, hein !

Ainsi les cantiques… C’est dingo ce que j’ai pu chanter des cantiques dans cette église. De très anciens et puis d’autres qui passaient, il y a quelques décennies, pour plus récents. Eh bien, je ne m’en rappelle d’aucun !

Moi, j’ai pas de mémoire auditive, mais j’ai une excellente mémoire visuelle. Elle était blonde et élancée, plus ou moins de l’âge que j’avais. Je ne sais pas si je l’avais remarquée la première fois… Mais la seconde, assurément ! Son visage, sa svelte silhouette ne m’ont plus quitté.

Pour aller à la messe le dimanche, elle enfilait un blazer bleu, une jupe plissée. De là à avancer qu’elle s’habillait toujours ainsi… Enfin, c’est ainsi que je m’en souviens. Appliquée à suivre sa messe dans son missel. A marquer tous les amen ! les génuflexions. Ça, avec elle, tout le folklore, toute la procédure étaient respectés.

Jusqu’à ce qu’elle me porte à son tour de l’attention. En ce qui me concerne, elle devint le pôle d’intérêt de cet ennuyeux rituel qui se répétait chaque dernier jour de la semaine.

On s’est regardé de temps en temps… puis au fil des semaines de plus en plus souvent et intensément. On se plaçait même exprès afin de pouvoir mieux se voir. Nous avons échangé quelques sourires, c’est arrivé. Il y a eu également un ou deux fous rires qui nous ont valu des réflexions désapprobatrices des autres dévots sur le mode : « Cette jeunesse n’a plus le sens du sacré ».

Ils s’embêtaient pourtant autant que nous à voir se répéter mois après mois, année après année une liturgie qu’ils connaissaient par cœur. On ne nous avait pas dit qu’on pouvait se poser la question de ce qu’on fichait ici. Et puis lorsque l’on se l’est posé, l’influence de l’union libre ou chais pas, tous les gens sont vite partis, la petite église a fermé. Je crois pour ma part que la détestable manie du zapping y est pour beaucoup. Nos contemporains à force ne savent plus se concentrer.

La fin de la messe, je l’ai raconté, c’était en quelque sorte le meilleur moment. « Allez dans la paix du Christ ! » s’écriait le curé et l’assistance répondait : « On se barre ! »

Je n’ai jamais osé aborder celle qui me donnait tant envie de revenir à l’’église. J’étais pourtant à l’affût de la première occasion.

Néanmoins sa famille toujours l’entourait sans la lâcher d’une semelle. Quant à vous décrire aujourd’hui la famille… Elle n’excitait pas ma curiosité. C’était une affreuse bande de geôliers, voilà tout. On se quittait plein d’amertume et de regret. Elle m’adressait un dernier regard. Un dernier sourire. Parfois la petite garce affectait de m’avoir oublié, d’être accaparée par untel ou unetelle… Ça ne ratait pas, j’en avais le cœur brisé pour toute la semaine. Je ne cessais de penser à Clémentine… Hé, c’était Clémentine son prénom !… ou bien Léa, quelque chose comme ça… J’avais entendu sa famille l’’appeler.

Je lui écrivais des poèmes à Marion… Que je n’ai jamais eu le courage, l’audace folle même, de lui faire passer. Je les ramenais tous mes poèmes à la fin de l’office. Pliés en quatre au fond de ma poche. Au bout de seulement quelques semaines j’aurais eu de quoi publier un recueil.

On sait depuis Roméo et Juliette ce qu’il advient des pures amours enfantines. Un beau jour Léontine n’est pas revenue assister à la messe, sa famille non plus. J’ai pensé : « Ça y est, elle a attrapé la rougeole ou les oreillons, à moins que ce ne soit le tétanos... » Je ne m’inquiétais pas trop.

Le dimanche suivant sa chaise demeurait vide. Une chaise vide lorsque l’on s’ennuie à la messe, c’est pire qu’un désert ou bien un gouffre. J’ai pleuré, je le jure. « Quel enfant émotif, entendais-je murmurer. Comme les beautés de la religion le transportent. Il rentrera dans les ordres, assurément ! »

Quant à moi, c’était dans un jeune corps que j’eusse aimé pénétrer… Je n’eus bien sûr pas l’occasion de commettre le si grave péché de la chair, l’effroyable péché de l’amour. Soit la famille de Mauricette avait perdu la foi, soit le scorbut les avait tous décimés.

Je découvrais l’extrême gravité du sentiment amoureux et l’éternelle souffrance qu’il vous provoque. Dimanche après dimanche, je priais de toutes mes forces afin d’obtenir le retour de l’adolescente.

Tandis que tous, y compris le curé distrait de son sermon, se convainquaient de ma vocation religieuse, j’étais en train de perdre la foi.

Dieu était sourdingue, et pire encore, quelque chose me disait que mon Isabelle n’était pas perdue pour tout le monde…

 

09

 

« Ah, papa, enfin je te retrouve ! Pourquoi ne nous as-tu pas attendus ? Il était convenu que nous allions t’accompagner. Par chance, tu as su arriver jusqu’à l’église ! »

Qui est donc cette bonne femme ? Jeune et pas terrible. Et puis cette familiarité ! Voici qu’elle se permet de me tutoyer et de m’appeler papa ! Cette bonne femme m’insupporte et, évidemment, on ne saurait trouver de sergent de ville quand on en a le plus besoin.

Laissez-moi madame, je vous prie. J’étais bien tranquille, les fesses martyrisées par ce banc, mais la perfection n’est pas de ce monde. Je ne vous embêtais pas. J’apprécierais qu’on ne m’embête pas non plus.

Pourquoi as-tu encore pris cette canne ? Tu sais que tu peux t’en passer. Ton entorse est tout à fait guérie.

Elle me donne une contenance et peut-être l’ai-je prise pour vous la coller sur la gueule si vous ne me fichez pas la paix !

Papa, qu’est-ce qu’il t’arrive ? Nous allons être en retard si tu continues ces gamineries.

Eh bien, elles me soulageaient, moi, ces gamineries ! Sachez-le, j’appréciais davantage cette évocation du passé que votre arrivée intempestive. Qui êtes-vous à la fin ?

Elle me considère avec insistance et je lis dans ses yeux ce mélange d’exaspération et de pitié. Rien ne saurait m’effrayer plus. Cette personne est une demi-cinglée et une furie tout entière.

Papa, tu ne vas pas encore recommencer. Je suis ta fille, tu ne me reconnais donc pas !

Je n’ose lui dire que je n’ai pas de fille. Je sens qu’elle éclaterait en sanglots ou qu’elle m’agresserait. Peut-être même les deux à la fois…

Je me laisse empoigner et emmener loin de mon banc. Le culot de cette folle me prive de voix autant que de réaction. Je ne me sens plus en sûreté et je me demande ce que j’attends pour la bastonner…

Bien sûr c’est une femme et il est malaisé de frapper ces créatures, quoique souvent elles ne l’auraient pas volé. Et puis j’ai l’esprit ailleurs qu’à la correction… Une fille a-t-elle dit… Il me revient l’image d’une gamine. Une collégienne peu douée, oui c’est cela… Je me demande, c’est un peu idiot, mais cela me vient tout seul… Je l’interroge :

As-tu encore de mauvaises notes en mathématiques ?

Une réponse fuse, à la limite de l’impolitesse :

Papa, j’ai maintenant trente-deux ans et je suis devenue professeure de mathématiques !

Il ne fait aucun doute que le niveau de notre enseignement a encore baissé, je réplique vexé.

Il n’empêche que la présence d’un agent me rassurerait. Il n’est plus qu’à souhaiter que cette agitée se révèle moins dangereuse qu’elle ne le paraît.

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Il n’y avait personne tout à l’heure derrière l’église. J’en donnerais ma main à couper… A couper, peut-être pas… Pourtant il m’avait semblé…

A présent, le portail est grand ouvert et un fourgon mortuaire est garé non loin. On entend l’orgue comme dans mon enfance. Ce que je suis heureux de réentendre cet orgue ! Peut-être va-t-on jouer ces cantiques de ma jeunesse afin que je puisse me les remémorer…

Ainsi est-ce déjà dimanche pour qu’on aille à la messe ? je demande à cette pauvre hystérique qui tient, ça se voit, à ce que je me hâte d’entrer dans l’église.

Papa, je te l’ai expliqué. Il arrive que cette église rouvre pour des funérailles, et c’est toi qui as insisté pour que la cérémonie se déroule ici.

Je ne reconnais pas l’intérieur de cet édifice. C’est pourtant la bonne église à ce qu’il me semble. Seule la pénombre m’est familière, ce qui ne veut rien dire. Sans doute faut-il que mes yeux s’habituent à l’obscurité.

Toute notre famille est déjà là. Nous étions tous inquiets de ne pas te voir arriver.

J’aperçois des silhouettes, à vrai dire peu nombreuses, et même quelques visages. Là encore, je suis formel, tous ces gens me sont parfaitement inconnus. Mais voilà, j’y suis, il s’agit certainement d’une méprise. Cette dame me confond avec quelqu’un d’autre. C’est d’un tordant ! Ce qu’on va rire lorsque je vais raconter tout ça. Je ne sais pas bien à qui, mais il me faudra le raconter. Cet incident bien relaté me vaudra un franc succès. Comme je savais narrer les anecdotes autrefois ! On raffolait de mes histoires.

L’orgue cesse de jouer avant que je ne trouve ma place. Était-elle déjà si longue cette église ? Il faut dire que je ne m’aventurais jamais jusqu’au premier rang. Nom d’un petit bonhomme, voilà qu’on m’installe tout à côté d’un cercueil ! C’est d’un gai. Ils me prennent pour le veuf ou quoi ?

Bêtes comme ils ont tous l’air d’être, ils en seraient bien capables. A peine suis-je assis que le curé empressé commence à débiter son laïus. Celui-là, je ne le connais pas. En pleine crise des vocations, il me semble bien jeune.

Décidément cet endroit me parait tout à fait étranger. Je pourrais trouver que l’autel, le lutrin ou bien quelque lustre… Mais en vérité il s’agit là d’éléments communs à toutes les églises. Même l’ennui que j’éprouvais autrefois, je ne l’éprouve plus. Tout parait différent dans cette prétendue église de mon enfance.

Pour être sincère, je ne suis là qu’en apparence. Un peu comme dans un rêve. Le réel pour moi se situe ailleurs que dans cette cérémonie funèbre.

 

10

 

Le réel, revenons au réel… Je n’ai pas bien su m’exprimer précédemment. Cette fois je l’admets, ma relation avec Jacqueline (appelons la Jacqueline) fut moins chaste que je ne l’ai d’abord prétendue.

Chacun aura rectifié, j’ai bien senti le scepticisme croître. Les Jacqueline ne sont pas si sages, on le sait.

Quant à moi, j’étais un jeune homme qui ne manquait pas d’avoir le sang chaud. On tient la jeunesse pour à jamais acquise. Cette richesse d’être jeune, bien sûr on la gaspille. Il n’empêche qu’on ne peut gâcher sa jeunesse tout à fait, s’y appliquerait-on. La fougue des premières années toujours finit par triompher. Et l’on en accomplit alors des exploits, mine de rien. Y compris les plus cons d’entre nous, les plus timorés.

Il va de soi que la famille de Jacqueline n’aurait su s’opposer à notre attirance mutuelle. Nous étions plus futés que ces croûtons rassis. Et puis les anciens de prier vite se lassent. A trop méditer, ils songent au peu de temps qu’il leur reste et dont ils doivent se hâter de profiter eux-aussi.

Alors les vieux de Jacqueline ne vinrent plus à l’office ou s’y pointèrent moins souvent. Qu’est-ce que j’en sais ? Qu’est-ce qu’on s’en fout ! Des échanges de regards, mon œil ! Ce que je suis allé inventer là ! Jacqueline et moi très vite en vinrent aux mains pour notre plus grand agrément.

Tu m’auras tout à toi, je te le jure. Pendant trois mois seulement ! Je n’apprécie pas les relations qui s’éternisent. Elles perdent toute intensité, m’expliqua ma dulcinée.

Trois mois, c’est pas beaucoup, me plains-je.

Pas avec moi. Je vais te coûter tout ton argent de poche, et plus encore, toutes tes économies ! Tu me vénéreras et me couvriras de présents hors de prix. Tu seras le ver de terre et moi l’étoile ; de cela je pense que tu te doutais déjà.

Tu vas m’en faire baver, quoi !

Jamais de ta vie tu ne seras plus heureux, je te l’assure. Le bonheur doit se payer au prix fort. A réduction ce n’est qu’un contentement qui ne saurait satisfaire les êtres d’exception.

Elle s’y connaissait, Jacqueline, pour faire de moi un être hors du commun, auquel aucun autre mortel ne pouvait être comparé. Si son indifférence d’un seul instant me blessait, la caresse ou le lumineux sourire dont ensuite elle me gratifiait me propulsait au comble de la félicité.

Le bonheur au prix fort vous fait perdre à jamais le sens de l’économie. Bien sûr je séchais les cours pour la rejoindre, tout essoufflé d’avoir traversé la ville en courant. Gâcher une seule minute de nos rencontres qui me semblaient si rares, quoique régulières, eût été un sacrilège. Bien sûr nous avions oublié la messe, ayant trouvé dans nos étreintes une bien meilleure façon de célébrer le Seigneur !

J’ai vécu. Dieu, que j’ai vécu ! Comment avais-je pu oublier tout à l’heure la plus grande joie de mon existence ?

Bien, ce n’est pas que je m’ennuie mais l’heure tourne. Soyons francs, j’en ai assez d’être là.

On part bientôt ? D’ailleurs, ce sont les funérailles de qui ? je demande à haute voix. Ce qui en un moment pareil ne se fait pas ; cependant je n’ai pas demandé à venir. Ces gens-là abusent !

Papa, calme-toi ! C’est ta femme qu’aujourd’hui l’on va porter en terre. C’est maman !

J’ai envie de pisser !

Calme-toi ! Je viens de te répéter que maman nous avait quittés.

Faites comme vous l’entendez, mais moi faut que j’aille pisser !

Je décroche sans ménagement ce petit bras qui m’agrippait. Tandis que je descends l’allée centrale au pas de charge, j’entends s’élever des murmures. Le curé quant à lui, un temps interloqué reprend ses simagrées. « Ben, le vieux, sûr qu’il n’en gagne pas ! Ils auraient pas dû le sortir de chez les barges ! » « Parait que c’est son médecin qui a voulu qu’il soit là afin qu’il fasse son deuil... » « Tu parles, il se souvient même plus qu’il a été marié. »

L’extérieur, je le reconnais. En fait, non. L’atmosphère est trop différente. Il manque le soleil éclatant. Et puis l’après-midi s’étire. Autrefois c’était vers midi que le troupeau libéré reprenait des couleurs. Je voulais certes revoir l’intérieur de cette église, mais à quoi bon s’encombrer du passé. Le passé inutilement nous pèse.

J’entends qu’on sprinte derrière moi, alors je gueule sans même me retourner :

« Ben quoi, quelqu’un veut-il me la tenir ? Foutez-moi la paix ! J’ai assez payé d’impôts pour avoir le droit de pisser quand ça me prend... »

Dehors j’accélère le pas. Ma canne ne touche plus terre. Le plus vite que je peux, je m’éloigne de tous ces gens. Je ne sais pas où je vais, qu’importe. Je me sens si bien sans ces gens. Si bien sans savoir.

36

 

 

 

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Alix Roche-Moulin écrivain blog
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