A Noël, y a pas que les arbres qui clignotent. Les cons aussi.
Noël apprécie le clinquant. Noël nous voit riches et beaux, bons et généreux, fraternels et emplis de confiance en l’avenir. Noël veut nous faire péter plus haut qu’on a le cul, d’où cet intense malaise au moment des fêtes de fin d’année.
Grande célébration de la réunion, Noël commence par exclure tous les médiocres. Déjà ceux qu’ont pas été foutu de fonder une famille ! Où donc réveillonner quand on n’a pas sous la main des gens qui, par la faute des liens du sang, sont obligés de vous supporter…
Noël ressemble à un agglomérat de clans, et si ça vous fait chier cette appartenance à un clan, Noël n’est pas pour vous. Allez donc, dégagez de la grande réjouissance universelle ! J’espère que vous avez au moins pris la précaution d’adopter un hamster. Sinon c’est seul que comme un con, cette nuit-là et le jour d’après, vous tournez dans la roue de votre cage. Et quel que soit le sens de la rotation, le temps vous paraîtra long. Même si l’humanité s’emmerde à se goinfrer, à se rendre malade, ça ne constituera pour vous qu’une médiocre consolation. On peut pas toujours se réjouir du malheur des autres. A la longue, ça semblerait suspect. Genre mauvais Français.
J’avais quand même décidé de penser un peu à mon gosse. Même si sa bouille me revenait plus trop quand je pensais à lui. Même s’il avait dû beaucoup changer depuis que je ne l’avais revu. Ces moutards avaient cette manie de grandir sans arrêt, d’évoluer en fonction de leur environnement. On pouvait déjà pas me reprocher une mauvaise influence !
Quant à savoir ce qui serait susceptible d’intéresser ce mioche de douze ans parti vivre en Nouvelle Zélande, entraîné là-bas chez les Papous par sa conne de mère, prête à tout pour me nuire apparemment. A commencer par nous séparer, cet abruti de mioche et moi.
Du fond du cœur, j’eusse aimé pouvoir lui offrir un pack de six bibines. On les aurait bues ensemble. Lui une ou deux, et moi tout le reste. Rien ne rapproche plus un père et son fils que d’écluser ensemble les bières de son gamin.
Si ça se trouvait, à douze ans, cet enfoiré de têtard n’avait pas commencé à descendre ses premières mousses. Sa mère de le brimer ainsi en était bien capable. Et aussi le beau-père, puisqu’elle s’était remariée dans mon dos, signe qu’elle devait pas être trop fière d’elle-même autant que de l’heureux élu.
Les marmots de nos jours avaient perdu le goût des divertissements simples et naturels. Tout devenait si compliqué, pauvres mômes ! Ces gosses nous cassaient les couilles avec l ‘écologie et ne cessaient plus de faire la morale à leurs cons de parents, en évoquant la pollution ou la raréfaction du pétrole. Leurs bidules électroniques dont ils ne pouvaient plus se passer esquintaient la nature plus que tout le reste. Allez comprendre le produit actuel de tant de générations d’abrutis !
Admettons que ma tire-lire je l’aie cassée… Admettons que dans cette foutue tire-lire il soit resté quelques pièces dedans… Eh bien, je lui offrais un bazar ou un autre qui faisait bip-bip et après ? Ah, c’était pas ce petit crétin qu’aurait pensé au prix des timbres avec un colis à expédier chez des mecs qui vivaient la tête en bas…
Moi si ! Alors j’ai laissé tomber l’idée d’envoyer un cadeau à l’autre bout du monde ; tout ça pour un lardon soi-disant de moi. Elle avait beau prétendre qu’on l’avait conçu ensemble, comment je saurais ? Déjà, avant qu’elle me foute à la porte et divorce, j’étais plus souvent là. Un peu les autres filles, un peu la fantaisie inhérente à un esprit libre.
Renoncer à faire un cadeau c’était autant de pognon qui partait pas dans la famille. Et puis pourquoi m’embarrasserais-je de ce fils indigne qui ne m’avait jamais donné de ses nouvelles, à croire que je sentais le gaz ! Des fois, j’essayais d’imaginer le décor exotique dans lequel il vivait, et forcément faute d’en savoir long sur la Nouvelle machin, et même d’en savoir court, j’y arrivais pas. L’exotisme c’était décidément pas dans mes moyens.
Il m’avait bien téléphoné un coup de là-bas, le gamin, ou y m’avait semblé. Je lui avais raccroché à la gueule, je l’admets, mais j’étais encore bourré. Et puis ça rimait à quoi un môme qui reprochait à son vieux d’être un peu pinté ? Encore un arriviste ; pour sûr y tenait de sa mère !
Moi, mon daron me collait des beignes, pas des légères, et ça m’empêchait pas de le respecter. C’était sans rapport si j’avais tant fait la fête le jour de sa mort. Appelons ça pure coïncidence. Et puis d’abord j’étais un jeune homme plutôt expansif. Tout à l’opposé de cette jeunesse actuelle tourmentée. Sain de corps et d’esprit, autrement dit.
Noël, cette année, ça s’annonçait morne plaine. En ce qui concernait ma pomme, d’invitation j’en comptais point. Je disais aux potes de bistrot, aux autres gars du chômedu que j’en avais rien à foutre de la dinde aux marrons devant la crèche, et y avait du vrai là-dedans. Enfin, c’était seulement pour la crèche, parce qu’en ce qui concernait la dinde aux marrons… Hein, tout le monde se sentait concerné par une bonne dinde aux marrons !
Je m’en ouvrais à la populace au hasard des rencontres. Chacun de me répondre : « pôv vieux, c’est vraiment pas de bol !» pourtant je sentais un curieux manque d’enthousiasme chez eux à supporter ma gueule les jours de fête. Le seul prêt à m’inviter à son domicile pour la circonstance était mon pote Ali. Toutefois Ali était musulman et ne se faisait pas une grande idée de Noël. L’esprit festif de l’événement lui passait même très au-dessus de la tête.
Je ne sais pas ce qui m’a pris. Le cafard d’une bonne gueule de bois, le chagrin d’un père, la gourmandise aussi faut bien l’avouer, je suis allé sonner à la porte du curé. C’est une bonne sœur qui m’a ouvert. Enfin certainement aurait-elle eu l’air d’une bonne sœur si elle avait été plus habillée. Il y avait quand même en ce temps-là un foutu relâchement des mœurs. C’était même à croire que Woodstock se prolongeait !
J’y ai expliqué mon cas à la frangine déloquée. C’était simple, en fait. Je m’attendais à présenter un long raisonnement, à m’égarer dans les contours, mais non. Pas du tout. Je me trouvais être un pauvre type, vraiment, qui voulait savoir si la paroisse, des fois, organisait pas un réveillon pour ses semblables. Un machin tout à la bonne franquette, mais pas craignos non plus. Et puis la boisson aussi. Il fallait tout naturellement lever le coude afin de célébrer le petit Jésus.
La frangine était pas du genre loquace et m’a vite freiné dans mes explications. Un réveillon de pouilleux, ouais on avait organisé ça dans le temps, mais on avait été dissuadé de recommencer. C’était mine de rien bien du dérangement pour de bonnes âmes par ailleurs bien occupées tout le restant de l’année.
Ah bon ! J’ai fait prêt à m’excuser d’exister. Elle avait l’air, la frangine, pressée de refermer la lourde et de vaquer, même si apparemment ça ne la gênait guère d’un peu trop m’en montrer. On est tous frères et sœurs, n’est-ce pas ? Et c’était pas la première fois qu’un inceste se produisait…
« Cela plié, vous la passez pas à l’as votre messe de minuit ? » j’ai demandé et ça signifiait à quel point j’étais désespéré. Je craignais de me sentir si seul ce soir-là, si bourré que j’aurais envie de ronfler à la messe plutôt que de cuver chez moi.
La gonze m’a répondu pas de problème pour la messe d’autant plus que ça faisait partie du métier. Seulement le curé cette année la célébrait vers dix-neuf heures, autant en être débarrassé. Je me suis récrié. Je n’en avais rien à foutre, moi, de son office prématuré. C’était bien plus tard, justement aux environs de minuit, que seul devant le picrate j’allais me mettre à flipper. A Noël, j’avais jamais entendu parler de la messe de dix-neuf heures. Là, ce n’était pas de l’irrespect des traditions, ça confinait à l’hérésie.
Elle a haussé les épaules la frangine. Elle me signifiait en toute fraternité chrétienne que je commençais à lui casser les pieds. Elle avait un peu froid aussi à me montrer son cul dans les courants d’air. « Écoute, qu’elle me dit, le curé a pas envie de rater Johnny qui chante à la télé. C’est quand même pas de notre faute s’ils l’ont programmé le 24 au soir... »
A ça j’acquiesçai, bien sûr. Il me restait néanmoins des arguments à développer : « J’vois que le professionnalisme se perd au sein du clergé. Et Marie, elle va se retenir d’accoucher afin d’écouter Johnny ? » « Marie fera comme elle voudra, m’a rétorqué mon interlocutrice qui s’énervait. Tu prétends t’intéresser au bon Dieu alors que tu piges même pas qu’on puisse avoir Johnny dans la peau ! »
Si j’avais répliqué ainsi que j’en avais envie que « Johnny c’était pas Elvis ! » sûr qu’elle m’aurait imposé une série de pater et d’avé pour ma pénitence. Je me suis tiré avec ma soirée du 24 toujours aussi dramatiquement inoccupée.
La journée du 24 décembre commençait à peine que j’eusse aimé que déjà elle s’achevât. C’était plutôt mauvais signe. Vers onze heures j’étais encore dans mon plumard et déjà en train de picoler. Je devrais ajouter que je pensais à mon gosse et que j’en avais le cœur congestionné, mais j’y pensais plus du tout à ce maudit moutard, et puis la Nouvelle Zélande était beaucoup trop lointaine pour mon imagination, je le confirme. Eussé-je été plus développé du côté de l’instinct paternel que l’éloignement eût fait barrage. C’était d’ailleurs plus sain que cette abolition des distances, ce village planétaire auquel on voudrait nous faire croire. Il était important que des gens aillent au diable et qu’ils y restent.
Quand le téléphone a sonné, aussi con cela soit-il j’ai tout de suite pensé que c’était le curé qui appelait pour s’excuser et peut-être même m’invitait ce soir au presbytère à regarder Johnny dans le poste. Je me demandais si la frangine serait plus habillée. Bah, je voyais pas d’inconvénient à ce qu’elle se mette à l’aise le soir de la naissance de son patron. C’était un patron moderne après tout, un échevelé avant l’heure.
Bien sûr, je déconnais. Un gars de la base comme moi ne recevait jamais d’excuses de qui que ce soit, c’était plutôt à lui d’en présenter à tout le monde. C’était comme de distribuer les coups de pied au cul, ça ne me venait pas à l’idée, trop occupé que j’étais bien sûr à en recevoir.
J’ai décroché le combiné finalement sans beaucoup d’enthousiasme. J’étais parti pour vivre le pire Noël de ma vie, n’empêche qu’il n’aurait pas été si mauvais si j’avais songé avant à le débrancher ce maudit téléphone !
Au bout du fil c’était la dame aux camélias qui interprétait Chopin. Tellement ça toussait, ça expectorait et crachait que j’y pigeais vraiment rien. J’allais raccrocher dare-dare et me désinfecter l’oreille après quand ça c’est un brin éclairci, mais genre radio Londres, pas mieux. Les Français parlaient aux Français et ce coup-ci il eût été préférable qu’ils la fermassent !
J’ai fini par identifier Robert parmi tous les crevards de première que je gardais en stock. Robert était un copain de chômedu qu’avait retrouvé du boulot. Le boulot vous assassinait, c’était connu.
— Mec, j’ai besoin que tu me rendes service, que bille en tête il attaqua.
— Adresse-toi plutôt au petit gars qui ressuscite les macchabées. Renseignement pris, c’est à minuit qu’il débarque.
— A minuit, il risque d’être trop tard.
— Va à Lourdes, j’crois pas que ça ferme.
— Tous les ans, je fais le père Noël pour mes mômes…
— Je te souhaite une bonne continuation.
— Comment veux-tu que je fasse un père Noël crédible, j’ai chopé la mort !
— Demande à ta grosse de te servir de doublure. Compte-tenu de son volume, elle aura même pas besoin d’ajouter du rembourrage.
— Le père Noël est pas une gonzesse, mec !
— Parce que ton épouse en est une ?
— On prend ce qu’on trouve en fonction de ses moyens. A ce sujet, je me suis dit que tu allais me remplacer pour faire le con vers minuit.
— Désolé, il m’est impossible de faire le con sur commande. Ça me vient spontanément ou pas.
Je raccroche au nez de cette enflure. Faire le vieux Noël, et puis quoi encore ! Je serais tombé bien bas… Et plus tard, que me demandera-t-on ? Me talquer les fesses afin d’interpréter le petit Jésus dans la crèche !
Je suis en train d’user mon litre posé à côté de moi sur la table de nuit et le temps s’écoule plus lentement que le pinard dans mon gosier. Le temps ne me trouve pas assez assoiffé. Le fait est que je ne sais pas quoi foutre. Lorsque ce foutu téléphone sonne de nouveau je n’ai plus ma lucidité, faut croire. Je suis juste content qu’il se passe quelque chose.
D’ailleurs c’est plutôt marrant d’entendre toutes ces quintes qui s’enchaînent à la façon d’un supplice Moyenâgeux…
— Keuf !… J’ai fait le tour des copains… Keuf ! Pas moyen d’en trouver un assez con pour faire le père Noël.
— C’est pourtant pas les cons qui manquent dans notre entourage.
— Avec la société libérale, désormais c’est chacun pour soi. Tout le monde a voté Giscard.
— Je me suis toujours demandé combien le vieux Noël pouvait être rétribué ?
— Sa gratification, c’est la joie qu’il apporte, selon moi.
— Il est pas fauché avec ça ! Admettons que je me décide, j’pourrais rester pour le champ’, la bûche et tout le bazar ? La chaleur humaine, quoi !
— Pourquoi, le chauffage marche pas chez toi ?
Y a les virtuosités dans lesquelles on se lance en fonction de l’inspiration, et puis celles où l’on force son talent et qui n’ont aucune chance d’aboutir à des merveilles. Je savais déjà face auquel de ces cas de figure je me trouvais. En milieu d’après-midi, je me suis quand même décidé à quitter mon pieu. Probablement n’y avait-il plus d’émissions idiotes à écouter à la radio.
Le froid dehors était à geler les parties génitales de l’honnête homme tout comme celles du malandrin. A quoi bon une existence vertueuse alors ? Heureusement j’avais fait le plein et le pinard m’a porté jusqu’à la boutique de déguisements. J’ai demandé un costard de vieux bonhomme en rouge et l’on s’est foutu de ma tronche. Putain, ils étaient en rupture de stock depuis plus de trois semaines ! A croire que des cons se déguisaient pour aller célébrer la mémoire des poilus…
Dépité, je me suis néanmoins traîné jusqu’à un petit magasin de jouets. Le chiffre d’affaires du jour paraissait inversement proportionnel à la taille de cet endroit. Je me suis senti moins seul dans mon rôle de père indigne. Ça débordait presque tellement y en avait des parents qui les achetaient au tout dernier moment les beaux joujoux. Complètement oublié les morveux qu’ils avaient.
J’ai même pas eu l’occasion de demander ce que je voulais. Accaparée, la vendeuse qu’elle était. Au reste, à l’allure où les rayons se vidaient, je pouvais constater qu’il leur restait plus grand-chose.
Ma carrière de vieux Noël s’achevait le 24 décembre dès 16h30, pour sûr elle avait été vivement menée. A présent que les curetons abandonnaient la soutane, je me suis demandé si le vieux Noël pouvait pas lui aussi renoncer à l’uniforme, j’ai décidé que non. Faire vieux Noël demeurait une profession sérieuse et réglementée.
Quant à savoir comment un garçon aussi dépourvu de bonnes idées que moi en est ensuite arrivé là…
L’endroit était à l’abri de la lumière du jour. Il fallait pour pénétrer à l’intérieur soulever un épais rideau de couleur sombre. Derrière son comptoir un gars seulement vêtu d’un string de cuir exhibait un torse pâle et malingre, plus un anneau dans chaque téton. Aucun doute que le choix de sa profession correspondait à une vocation.
Il s’est gratté son crâne chauve et puis m’a dit :
— D’ordinaire l’amateur me réclame plutôt le père fouettard, mais je dois pouvoir vous trouver ça.
Il est parti fouiller dans sa réserve, me laissant seul avec des poupées gonflables cauchemardesques et une impressionnante collection de bites au garde-à-vous.
Je me suis demandé ce qui pourrait rendre cette veille de Noël encore plus pourrie. Je n’allais plus tarder à le savoir.
Le froid sibérien du dehors ressemblait à un attentat. Voyez comme ça commençait mal. Il était quoi, dans les 23 heures… Je venais de me réveiller, prévoyant j’avais remonté le réveil avant de sombrer. Je me connaissais bien à force de saouleries. Pour se connaître il convient d’être allé au bout de soi-même. Le tout au bout, pour sûr chaque soir je le touchais. J’étais en somme un de ces mystiques en quête d’illumination. Un pochtron authentique. Une pièce rare.
Ce soir du 24 décembre je venais d’achever mon deuxième litre. N’oublions pas que c’était jour de fête ou assimilé. A peine sorti, le vent m’a tronçonné les guibolles. Je n’en disconviens pas, j’avais connu mieux en matière de forme olympique. Pas mal d’alcool et un méchant hiver par la-dessus…
Je ne portais sur la peau que mon déguisement du vieux Noël pas bien lourd, tout droit sorti des soldes. Quant à savoir pourquoi je ne suis pas remonté chez moi attraper un manteau… La flemme peut-être… Ou même pas eu l’idée… La vie de marginal ça vous usait de l’intérieur. C’était un effort si intense que ça vous aurait mérité une pension, d’invalidité ou n’importe… Seulement la patrie se montrait peu reconnaissante envers ceux qui cherchaient à lui apporter un brin de diversité. Je pratiquais le remue-méninges ! Fallait pas bouger une oreille et je me situais en pleine instabilité. De là à me casser la figure… On y venait.
Oh, en matière de circulation, on était loin d’une apogée… Deux pauvres bagnoles, tous phares allumés, venaient vers moi quand je traversai cette putain de rue, je ne sais plus très bien laquelle. J’ai évité sans peine la toute première quant à la seconde…
Tout de suite je me suis retrouvé au plus haut des cieux. Le coup de pied aux fesses, l’envol brutal, une étude approfondie de la dynamique des fluides… Déjà bien sonné, je me suis senti glisser tout le long du capot. J’ai rebondi contre le pare-brise et noté combien pareil exercice se révélait douloureux.
Le con aux commandes de ce char d’assaut était un de ces pleutres qui n’a jamais connu la violence que devant sa télé. Il lui est sûrement venu de drôles d’idées… La plus jouasse étant d’enfoncer de toutes ses forces la pédale de frein. Et me voilà reparti, je devrais plutôt dire propulsé, cette fois-ci en sens inverse. Tandis que la caisse stoppait, je partais rouler sur le bitume inconfortable. Je tournais encore sur moi-même que le gars était descendu se livrer à une inspection détaillée de son véhicule.
« Ça n’a pas l’air trop grave, on a du bol ! » l’entendis-je dire à sa bonne femme.
J’eusse aimé pouvoir manifester pareil contentement… M’aurait-on proposé mille balles par réponse gagnante, jamais je n’aurais su dire ce qui chez moi demeurait intact ou à peu près. C’était à peine si je restais conscient et valait mieux compte-tenu de l’atroce douleur qui m’envahissait, ne faisait que croître… Jamais de toute ma vie je n’avais eu si mal…
Ce qu’ils se sont racontés, l’homme et la femme, mes assassins, je ne le restitue pas on s’en doute avec la plus extrême précision. Disons que c’était ça l’idée.
— Connard, tu peux pas regarder quand tu traverses ! m’engueula la femme.
— Cet abruti m’a rayé une aile. Je m’en vais lui faire la peau, menaça l’homme.
J’eusse aimé pouvoir lui signifier que puisque c’était déjà fait il n’était nul besoin de me casser les oreilles. Il m’avait déjà brisé l’échine…
La femme a commencé à s’étonner.
— Mince, vise un peu qui c’est le débris qu’on a dégommé !
Tout de suite j’ai senti la panique monter chez son homme. Lui n’avait déjà plus de rancœur. Faut dire qu’il y avait de quoi être un peu surpris !
— C’est pas vrai… dis-moi que je rêve ! Je viens d’écraser le père Noël… Comme si c’était le jour !
— Ben, y a que cette nuit qu’il sort. Si tu l’avais cueilli à Pâques, on aurait pu être étonné ! C’est émouvant d’approcher une célébrité. T’as vu sa gueule, il était vachement vieux !
— Tu te rends compte… Ça va faire un boucan de tous les diables. On va plus causer que de l’accident à la télé. Je vais devenir la bête noire des chroniqueurs !
— Moi, je dis qu’il avait plus l’âge et qu’il aurait mieux fait de changer de boulot. C’est pas ta faute après tout.
— Bien sûr que non, c’est pas de ma faute ! Seulement buter le père Noël, c’est comme tirer sur le président. Y a pas un gosse qui m’en gardera pas une rancune éternelle. Le président n’a pas que des supporters alors que tout le monde aime le père Noël.
La fille finalement a réfléchi.
— Merde, ce qu’on a fait est vachement grave.
— Qu’est-ce que j’ai fait ? T’as vu comme il titubait, c’est à peine s’il tenait debout.
— Sauf que maintenant pour ce qui est de le remettre en marche…
— Là, je dois dire que même un bon bricoleur baisserait les bras !
Ils pouffèrent, je ne l’ai pas inventé. Il est bon dans un couple d’entretenir des moments de complicité. Ils m’ont empoigné par les jambes, par les bras et par tout le reste. Ils me manipulaient sans prendre de précautions, les salauds ! Ils ont eu la plus grande difficulté mais ils ont fini par me balancer dans le coffre.
— On habite trop près du lieu de l’accident. Va y avoir une enquête pire encore que pour la mort de Kennedy… On l’abandonnera plus loin et puis on rentrera réveillonner mine de rien.
— Ouais, mais cette année on risque de faire tintin pour les cadeaux !
Ensuite le noir complet. Bien sûr j’étais au fond d’un coffre à côté du cric et d’une vieille paire de godasses puantes, mais même après qu’on m’en eut sorti, ça ne s’est pas considérablement éclairci. Plutôt une obscurité grandissante, angoissante pourrait-on dire si je ne m’étais pas trouvé bien au-delà d’un état où il m’était encore possible de m’angoisser. La camarde m’en avait mis plein la gueule et sans aucun doute avait gagné la partie.
Oh, la camarde, pas du tout réjouissante… Ils vous racontaient des trucs sur l’après… Des histoires, moi j’affirme ! De l’invention pour calmer vos angoisses, ou pire, pour vous faire adhérer à un quelconque mouvement d’illuminés qui raflera vos thunes.
Mais la camarde en vrai… une fois crevé c’est à peine si l’on se sentait encore exister… Pour sûr y avait plus besoin de payer ses impôts ni même sa redevance télé. Mort on bougeait plus, fallait pas non plus redouter l’enfer. C’était tout à l’opposé, les fesses au frais. Le drôle de machin, l’unique surprise que la camarde en somme pouvait vous réserver, c’était une sensation d’humidité sur vos joues et au bout de votre nez. Comme si un bazar gluant passait et repassait…
Parlez d’une expérience, d’une approche limitée de la connaissance universelle ! C’était bien utile de bâtir des églises et même pire des cathédrales… Pour si peu après le dernier souffle poussé, on avait bien eu raison de louper la messe. Et ça allait durer quoi ? En somme, l’éternité ! Une éternité à se faire lécher la pomme… Pour sûr, ça valait la peine de carillonner !
J’étais allongé cette fois confortablement sur un canapé. Mon odorat entraîné flairait de bonnes odeurs de bectance et surtout le doux parfum des alcools. Il y avait dans un coin de ce vaste salon-salle à manger un sapin qui brillait de mille feux, pas de surprise. Quant à savoir ce que je foutais là avec pour une fois le cul au chaud, après une aussi longue interruption de l’image et du son, ça me dépassait.
J’ai entendu quelqu’un dire :
— Taisez-vous un peu, je crois qu’il essaie de parler.
— Verre de gnôle ! j’ai fait. Je reconnaissais à peine ma voix, mais une exigence pareille ne pouvait venir que de mézigue. Je me réconciliais avec moi-même. Je n’étais pas encore un macchabée, je commençais à m’en persuader. Je demeurais ce bon Français porté sur la bouteille.
Et la douleur, putain ? Ah ça, bien sûr, je l’éprouvais. On peut même affirmer qu’encore elle gommait toutes mes autres sensations. Seulement je ne sais pas… Elle était devenue presque supportable ou bien je m’étais habitué… L’habitude nous évitait de crever sur place et c’était même une chose tout à fait dégueulasse que l’habitude, faudrait mieux nous achever. Je dis ça, remarquez, en règle générale, parce qu’il suffit d’avoir vu la mort de près, et même dans mon cas de très près, pour ne plus être aussi pressé de la rencontrer. Pas avant d’avoir bu un dernier godet au moins.
On m’a aidé à me redresser. Le plus important c’est qu’on m’a tout de suite mis un verre en main. Un de ces grands ballons emplis de cognac. Si tout le reste était bousillé, le tarin encore fonctionnait. J’ai tout de suite reniflé que cet alcool n’était pas dégueu.
J’ai éclusé le breuvage en expert, cul-sec et sans paraître en extase. Je voulais pas passer pour un plouc. Il y allait de l’honneur de l’uniforme.
— C’est une chance que le chien ait eu envie de pisser et vous ait repéré dans le jardin. Sinon vous y seriez mort de froid si ça se trouve.
— D’ordinaire on utilise des nains pour décorer les jardins, pas le père Noël !
J’ai tendu mon abreuvoir à je ne sais qui.
— Un aut’ coup de gnôle ! ai-je beuglé.
On m’a resservi et ce délicieux nectar a vite pris le même chemin que précédemment.
Ça m’a valu quantité de commentaires.
— Le père Noël a une bonne descente… Manquerait plus qu’il soit trop bourré pour pouvoir bosser !
— C’est pas du tout ainsi que je me l’imaginais.
— Il est d’un négligé ! Ses lutins devraient lui conseiller de mieux se vêtir.
— A mon avis, la mère Noël n’existe pas. Ce gaillard est un vieux célibataire qui se laisse aller, on le remarque tout de suite.
J’ai jeté un regard circulaire genre panoramique de cinoche. C’était pas trop facile dans la mesure où il me restait plus qu’un œil sur deux, l’autre fermé plus qu’à demi ; mais pour ce qui était de la difficulté nous autres cascadeurs fallait qu’on s’habitue.
Y avait du cristal sur la grande table et pléthore de belle vaisselle qui luisait. Et puis surtout y en avait de la graille ! Pour une trentaine de convives au moins. Ça tombait bien vu qu’une trentaine ils étaient. Mâles, femelles, beaux ou laids, récents ou anciens… Tous sapés comme pour un enterrement ou bien un de ces réveillons snob comme ils en montraient dans les magazines.
J’étais mort et j’avais ressuscité parmi les rupins. Tous mes vœux se trouvaient exaucés. Adieu à mon existence de merde ! J’oubliais ma triste condition de piéton. Désormais je roulerai en Cadillac. Je ne serai plus celui dont tout le monde se contrefiche. J’aurai des larbins pour s’inquiéter de ma petite santé. Je me gratterai les couilles en écoutant Mozart histoire de faire grand monde. Pour les filles également j’envisageais le premier choix. Peut-être pas des top-models mais au moins des filles dans la moyenne et plus des laiderons comme seulement il me restait.
— N’est-ce pas la coutume d’offrir une petite collation au vieux Noël lorsqu’il passe ? Ce sera donc du foie gras ainsi qu’une tranche de gigot bien épaisse. Ensuite saumon ou rôti de veau ?… On a le temps de voir !
Me retrouver en mille morceaux ne me gênait que modérément pour bouffer ; on savait prendre sur soi quand on n’avait pas eu que des jours fastes dans l’existence. Pour ce qui était de bouger, en revanche, c’était une autre paire de fesses… Le mieux était de prendre patience et de se raccommoder sans précipitation. Je me voyais assez demeurer dans la place jusqu’au prochain Noël.
Mes hôtes, (il fallait bien que la chance tourne, il m’avait toujours été difficile de profiter de la chance sur une période dépassant les cinq minutes) s’ils m’étaient déjà attachés n’en approuvaient pas moins l’idée de me foutre dehors.
— Père Noël, il sera bientôt minuit. On ne va pas vous retenir.
— Mais c’est avec plaisir. Je passerais pour un malpoli si je ne profitais pas de votre généreuse hospitalité.
— Père Noël, songez à tous ces petits enfants qui impatiemment vous attendent !
— Rien à foutre des gosses !
— Nos anciens, les malades aussi comptent sur vous pour un peu de joie.
— Les vioques et les mal foutus, je les emmerde tout autant ! gueulai-je.
Toutefois ils n’ont pas voulu entendre mes arguments en dépit de leur bon sens évident. Selon eux, fallait que j’y aille. Les rupins c’était un club très fermé. Si l’on n’en était pas membre, il était bien inutile d’essayer de s’incruster. C’est qu’ils me poussaient dehors, mes ploutocrates endimanchés. A moi, ils se permettaient de faire la leçon, mais fallait voir leur bon cœur ! Si j’avais été seul juge, ils n’auraient pas eu grand-chose dans leurs petits souliers. Toutefois sous l’arbre les cadeaux s’entassaient déjà. Ils faisaient les choses par eux-mêmes, ces gens-là. Ils savaient qu’au mérite ils valaient pas tripette ; alors ils trichaient pour se donner l’air. Pour eux, Noël était un soir presque comme tous les autres. Pour les pleins aux as, Noël c’était tous les jours. D’ailleurs certains prenaient l’air dégoûté à force d’affronter le bonheur comme la masse se coltinait les coups du sort.
« Z’allez pas me flanquer à la rue dans un état pareil ! » que je braillais en me raccrochant à tout ce qui me tombait sous la main tandis qu’ils m’entraînaient en direction de la sortie.
« Père Noël, pensez à votre devoir. Allons, pas de gaminerie ! »
Ils m’ont malencontreusement lâché et je me suis cassé la gueule, obligé. Il fallait pour tenir debout plus que de la dignité contrairement à ce que tous, emplis d’orgueil, ils supposaient. Des jambes demeuraient indispensables. Seulement à rouler dans leurs belles bagnoles, ils avaient perdu l’habitude de marcher.
Il se trouvait là dans un porte-parapluie du hall un quelconque bâton qu’avait dû appartenir à un aïeul clamsé, un gars dont on avait touché le pognon fissa et puis tout à fait oublié. On me l’a collé dans la pogne pendant que, toujours, on me propulsait vers la sortie.
Ils m’ont renfoncé mon bonnet sur la tête. J’avais la barbe blanche de traviole et il ne me restait plus sur le dos que ma vareuse rouge. J’avais perdu mon futal, peut-être bien dans le coffre où on m’avait jeté. Peu à ma taille, il tenait mal, ce pantalon. J’étais presque à poil avec un bonnet et un calcif !
J’arrêtais pas d’appeler au secours ! de tenter de les alarmer.
— Sans falzar, je vais me geler les boules de Noël !
Ils se sont contentés de sourire. Les riches sourient aussi souvent que les pauvres, eux, tirent la gueule. Tous ont de bonnes raison de se comporter comme ils le font. Si les pauvres profitaient davantage de la richesse, peut-être qu’à leur tour ils souriraient… Ça, c’est une chose que l’on ne verra jamais.
— Merci encore de nous avoir honoré de votre visite, père Noël !
— Vous n’êtes pas à pied, bien sûr. Votre traîneau doit être garé dans le coin…
— Quel dommage que vous soyez si pressé. J’aurais aimé caresser Rodolphe, votre rêne de tête. Vous l’embrasserez pour moi.
— Allez, soyez gentil avant qu’on referme la porte, faites-nous « Ho, Ho, Ho, joyeux Noël ! »
J’ai hurlé de toutes mes forces : « Allez tous vous faire enculer, bande de cons ! » J’avais eu beau monter le son, je ne suis pas certain qu’ils m’aient entendu tant ils ont si rapidement claqué la lourde.
Je ne reconnaissais pas ce ghetto de riches, ce coin de la cité si peu fait pour moi et où je n’avais pas l’habitude de m’aventurer. Le moment était sûrement arrivé de dresser un inventaire minutieux de ce qui fonctionnait encore chez moi, toutefois le cœur n’y était pas. En dépit de l’alcool que je venais encore d’ingurgiter, j’avais les guibolles toutes bleues et l’impression d’avoir le bas du corps plongé dans l’eau glacée.
Combien de temps l’être humain pouvait-il endurer la morsure aussi aiguisée d’un froid pareil ? Plus de cinq minutes constituait certainement le record. Je voulais me hâter de retourner dans ma piaule, mais outre que j’étais paumé, rappelons-le, même avec le bâton qu’on m’avait refilé mettre un pied devant l’autre constituait un exploit.
Oh, ce qui était cassé ou menaçait ruine, je le sentais bien. C’était pour ce qui concernait le reste que j’avais un léger doute. Ça n’allait pas tarder à lâcher non plus. Ma carcasse était bonne pour l’hosto et je n’étais même pas sûr d’avoir une mutuelle en règle. J’avais pas fini de connaître le trottoir et pour ce qui était de tapiner en vieux Noël…
J’ai tenté d’appeler à mon secours l’unique voiture qui passait. J’ai eu droit à des appels de phares et des coups de klaxon. Il y a même eu un des passagers qui a baissé sa vitre pour me souhaiter un joyeux Noël. A ce stade, on dépassait la connerie pour la cruauté.
Je me suis affalé sur un banc. Il y avait chaque année des SDF qui crevaient sur un banc le soir de Noël par grand froid. Où serait le bonheur des nantis s’il n’y avait pas autour d’eux tant de misère !
Je pensais aux journaux qui titreraient sur le trépas du vieux Noël. Il n’avait pas tort ce grand couillon d’automobiliste d’être convaincu de ne m’avoir pas raté. Ma disparition ne passerait pas inaperçue. C’était une satisfaction d’amour-propre que j’échangerais volontiers contre l’oreiller que je m’étais collé sur le bide afin de me tenir chaud et surtout de gagner du volume. Comme mon futal, j’avais dû le paumer… ou bien je l’avais oublié chez moi. Je n’avais pas oublié d’enfiler mon pantalon, quand même… Ce que c’était de n’avoir pas l’habitude de s’habiller pour aller bosser !
J’étais en train de virer moribond cette fois-ci. Je sentais bien que ça venait. Admettons qu’il y ait eu à proximité une cabine pour appeler les secours, le plus drôle c’est que je n’avais pas un rond ! Mais je ne repérais aucune cabine. Quant à sonner à une porte au hasard, en somme je venais de le faire.
Le vieux Noël n’était pas là pour apporter les emmerdements, c’était pas dans les mœurs. A sa façon, le vieux Noël était un joyeux drille. On n’imaginait pas qu’il puisse tomber en panne. On se posait même pas la question. Il semblait être tenu pour acquis que le vieux Noël appartenait au service public.
En ce qui concernait les avantages sociaux, il me semblait que je pouvais toujours repasser !
J’ai ramassé une claque dans la gueule et c’était loin d’être la première. Celle-ci en revanche m’a fait bien plaisir. J’étais encore bon à quelque chose, fut-ce à ramasser une beigne.
« Hé mec, qu’est-ce que tu fous là ? » Quiconque privé du don d’observation pouvait se poser la question, en effet… Elle, pour sûr je savais ce qu’elle faisait. Jamais, je le jure, je n’ai éprouvé la moindre honte à avoir recours aux habiles services de Gina. Pourquoi en aurait-il été autrement je vous le demande ? Gina n’offrait pas gratuitement aux messieurs sa jeunesse et sa beauté, mais chacun savait que l’amour se faisait payer au prix fort.
Pour avoir en mon jeune âge essayé l’amour non tarifé, je pouvais même affirmer que l’emploi de Gina était d’un coût avantageux. Elle offrait des prestations de qualité qui ne trompaient en rien sur la marchandise puisque Gina, contrairement à tant d’autres femmes, n’évoquait jamais les sentiments.
La prostitution était sûrement l’unique façon de rendre harmonieux les rapports hommes-femmes et c’était la raison pour laquelle la morale s’y opposait. Tout le lourd et impossible édifice de la famille s’écroulerait si jamais on encourageait la prostitution au lieu de la combattre.
J’ai toujours été reconnaissant envers les prostiputes. J’aimerais être plein aux as afin de m’en offrir davantage et de mieux les gâter. Tout le malheur des hommes et des femmes venait de cette singulière superstition qu’une littérature malsaine au fil des siècles n’avait pas manqué d’élaborer et qui se nommait l’amour. Quiconque recherchait une présence rassurante n’avait qu’à se payer une paire de charentaises.
On roulait. Au chaud dans sa bagnole, Gina me dit : « C’est pas que je t’avais pas reconnu sous ton déguisement, mais j’ai hésité avant de stopper. Tu peux pas m’en vouloir, personne n’a envie de se coller un macchabée sur les bras ! »
Gina avait réglé en grand la soufflerie de sa petite bagnole. Elle me mettait à décongeler.
— Chais pas ce qui m’a pris de sortir tapiner ce soir. Sûrement la méconnaissance du calendrier des festivités. Je me suis pas levé un seul micheton.
J’essayai d’opiner du chef, mais mon cou ne bougeait plus. J’essayai de causer mais mes lèvres demeuraient scellées. Gina s’est inquiétée.
— Dis quelque chose le zigoto ! T’as l’air aussi expansif qu’un rat crevé.
— J’ai… les citrons givrés, bredouillai-je.
— T’as dû avoir un sacré début de soirée, toi mon pote ! Heureusement qu’il en reste des comme toi qui savent célébrer les fêtes religieuses.
— C’est à l’hosto que tu me conduis ?
— Pour quoi faire ? T’as déjà oublié mes talents d’infirmière…
Gina créchait au second dans un petit immeuble. En vieux Noël j’avais perdu de ma crédibilité, faut avouer. Pour ce qui était de me faufiler par les cheminées, atterrir sur les toits… Déjà par l’escalier monter au second je n’y arrivais pas. Pourquoi n’y avait-il pas d’ascenseur ? Heureusement Gina était plus solide qu’il n’y paraissait, elle m’a halé.
Elle a passé le bonhomme en revue. D’ordinaire elle était plus récréative cette revue de détails, alors que là… Enfin toujours elle souriait Gina ; c’était soit une foutue garce, soit une auxiliaire médicale incompétente. Je ne supposais nullement que j’aie pu être dans l’exagération.
« Bien sûr, tu as des côtes en compote. Sinon tu t’en sors pas trop mal avec de multiples ecchymoses et une grosse entorse à la cheville. Côté ciboulot, par bonheur tu as la tête dure et très peu remplie. On évite la commotion. Pas tellement profonde la déchirure du cuir chevelu s’est refermée toute seule. »
— Bon pour le service alors ! ai-je frimé. J’en avais pas vraiment envie, mais après tout si le vieux Noël l’excitait Gina… Je n’oubliais pas que ma fonction était de rendre les gens heureux.
— En fait, j’ai mon gamin qui dort à côté. C’est la voisine qui l’a couché. J’aimerais lui faire plaisir, qu’il rencontre le père Noël.
— Si j’ai le choix, je préfère encore te baiser, j’ai répondu.
Gina a dirigé sur moi un regard triste et résigné, et je ne sais ce qui le plus m’a frappé dans ce regard-là, sa tristesse ou bien sa résignation.
— Tu sais, pour mon fils y a urgence !
Après m’avoir prêté le futal d’un de ses clients, Gina est entrée dans la chambre pour éveiller le marmot. Je m’en sifflais un double, il va sans dire, en attendant d’entrer en scène. Comme tous les grands artistes j’avais le trac, pourrais-je ajouter. En vrai, ce qu’elle me réclamait, même si je lui devais au moins cette faveur, me faisait carrément chier. Déjà que je l’avais oublié mon nain, c’était pas pour m’épuiser en heures sup’ en tant que vieux Noël.
Et puis elle est revenue dans le salon, m’a dit de finir mon verre et d’y aller. J’ai cru, ça allait de soi, qu’elle allait m’accompagner dans l’antre du lardon, mais à priori l’idée ne l’effleurait même pas.
Une lumière diffuse éclairait la carrée et le spectacle au grand jour eût été peut-être moins impressionnant, sait-on jamais… Là, j’avais l’impression d’effectuer une rencontre du troisième type. C’était un petit chauve aux yeux profondément enfoncés, au visage creusé. Les ombres accentuaient ses traits de larve valétudinaire. J’ai hésité un instant et puis boitillé jusqu’au plumard. Il fallait que je me pose de toutes les façons.
J’ai exhalé un profond soupir comme je m’affaissais. Je suis presque tombé. Aurais-je atterri sur le gamin chétif que je n’aurais pas manqué de l’écraser. Il y avait des médocs sur la table de nuit, sur une étagère, et puis une bouteille d’oxygène que je n’avais pas remarquée d’emblée. En gros, ça virait à la chambre mortuaire.
Le gosse m’a souri. C’était bizarre. Un rictus de tête de mort.
— Salut gros bouffon, je te voyais pas si craignos ! qu’il a dit mais pas méchamment et je pouvais pas lui donner tort.
— Tu sais ce que je voulais être à ton âge ?… Astronaute.
— Ben, tu voles avec tes rênes.
— On peut dire ça. Mais je vole bas.
— Moi, plus tard, j’voudrais être… Ben, j’voudrais d’abord être sûr de pouvoir arriver à plus tard.
Il m’était impossible de quitter des yeux cette putain de bouteille d’oxygène. Elle me rappelait ma grand-mère… Je veux dire son cancer du fumeur… Son agonie interminable…
— Des fois, j’ai l’impression que je vais étouffer, m’a-t-il expliqué.
— Je connais, ça m’arrive aussi.
— T’es asthmatique, pépé Noël ?
— Nan, je me sens tout simplement coincé. Tu sais, foutu pour foutu, je crois que tu devrais fumer, que tu en aies au moins un peu profité…
— J’ai pas encore l’âge pour les clopes ! rigola-t-il.
— Comme si t’avais l’âge de crever ! Alors qu’est-ce que ça peut foutre ?
Il a réfléchi un brin et n’a pas eu l’air de trouver ça si con.
— Maman dis que t’es venu cette nuit pour m’apporter de l’espoir.
— Tu crois tout ce que ta mère te dit ?
— Elle prétend aussi que je vais guérir, alors à force ses propos me laissent perplexe.
— Petit regarde bien ma gueule, est-ce que tu y vois une quelconque raison d’espérer ?
Ses yeux se sont embués.
— Je vais mourir alors… C’est ça, vieux Noël ?
Je lui ai pris sa petite main. J’ai songé que j’aurais dû me laver un brin avant d’aller le voir. Ma paluche était dégueulasse et l’ensemble de ma personne ne devait pas être plus présentable.
— On va tous crever, mais la plupart des gens se comportent comme si ça n’allait jamais leur arriver. A toi de choisir ta façon de supporter ta plongée dans le néant.
— Mais c’est horrible de ne plus être rien lorsqu’on a été quelque chose !
Cette fois, il criait presque. Il était terrifié. Je pensais à la terreur absolue du lapin accroché par les pattes de derrière et qu’on n’allait pas manquer d’estourbir. Ça se passait tous les jours sans jamais couper l’appétit de personne.
— T’es pas le premier ni le dernier à qui ça arrivera.
Je n’avais que cette piètre consolation à lui offrir. Depuis la nuit des temps, les cimetières se remplissaient et les vivants oubliaient les morts. En ce qui le concernait, seule Gina se souviendrait de lui. Pour se rappeler de moi personne. Tout ça c’était la vie.
Il chialait vraiment à présent. C’était aussi une idée à la con de Gina de lui faire rencontrer le vieux Noël. Pas dans son état. Une bonne pipe que m’aurait taillée Gina eût été préférable. Même dans mon état.
— Les autres enfants ont toute la vie devant eux… murmura-t-il.
— Pour eux aussi, ça passera plus vite qu’on ne pense, ne t’inquiète pas.
J’avais lâché sa pogne depuis un moment déjà. J’ai repris mon bâton afin de claudiquer vers la sortie. Avant de le quitter, je me suis aperçu que j’avais mal fait mon job. Alors je me suis retourné vers lui qui séchait ses larmes et respirait avec davantage de difficulté, me semblait-il, pour lancer du mieux que je pouvais :
« Ho, Ho, Ho… joyeux Noël ! »
Chais pas… Il était trois-quatre heures du matin quand j’ai frappé à la porte de mon pote ; j’ai même fini par tambouriner là-dessus puisque ça le réveillait pas. Une autre nuit que sainte tous les voisins auraient appelé la police. Mais là rien, semblait-il, ne les étonnait plus.
Donc mon pote a fini par m’ouvrir ou plutôt il a entrebâillé la lourde afin de m’observer d’un air effaré.
— Bon Dieu de merde ! est-il enfin parvenu à articuler.
— Joyeux Noël, mon gars ! ai-je répondu.
— Ta gueule ! Tu vas tous les réveiller. Et puis tu t’es regardé ? T’es passé sous un train ou t’as essayé l’héroïne ?
— C’est le traîneau qu’a dérapé, j’crois bien. T’as pas un coup à boire ? C’est pour retaper les rênes !
Il a tout de suite refermé sans me proposer d’entrer. Quelques instants après ça s’est rouvert et il m’a tendu une boutanche que j’ai tout de suite attrapée. Il fallait que je me grouille tellement il était pressé de retourner se pieuter.
J’arrivais pas à me rappeler s’il m’avait promis un peu de fric pour faire le guignol. De toutes façons pour ce qui était d’être convenablement rémunéré lorsqu’on était intermittent du spectacle !… C’était un autre turbin que j’abandonnais.